Le moment était grave. Solennel. Terrible. Ce jeudi 19 octobre en fin de matinée, la France était entière, à travers la présence d’Emmanuel Macron, présente aux obsèques de Dominique Bernard, le professeur assassiné à Arras voici presque une semaine.
Une France blessée par les incidents survenus lors des hommages rendus, dans les écoles, à cet enseignant mort sous les coups d’un individu musulman radicalisé qui avait été scolarisé dans ce même lycée Gambetta de la préfecture du Pas-de-Calais. 357 élèves ont perturbé ou contesté la minute de silence respectée dans toutes les écoles. Quelles conséquences en tirer? Du côté de la droite, une demande émerge: l’instauration immédiate de l’état d’urgence. Entre panique et réalités, voici les cinq questions qui s’imposent.
L’état d’urgence est-il possible?
Fixé par une loi de 1955 modifiée pour la dernière fois en novembre 2015, l’état d’urgence peut être à tout moment décidé en France par décret en Conseil des ministres. Il peut être déclaré sur tout ou partie du territoire soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas de calamité publique.
Les trois derniers exemples étaient, chacun, des moments de très grande gravité. Le 24 mars 2020, Emmanuel Macron proclame l’état d’urgence sanitaire face à la menace constituée par l’épidémie de Covid-19. Le 14 novembre 2015, François Hollande avait fait de même au lendemain de la vague d’attentats islamistes à Paris. Dix ans plus tôt, le 8 novembre 2005, Jacques Chirac avait eu recours à l’état d’urgence pour mettre un terme aux émeutes de banlieue. Peut-on comparer la situation du pays aujourd’hui à ces trois moments? La réponse est non.
L’état d’urgence est-il nécessaire?
La menace terroriste illustrée par l’attentat d’Arras peut difficilement le justifier, même si l’embrasement au Proche-Orient accroît les tensions entre communautés, en France comme ailleurs dans le monde. Si l’opinion publique est logiquement ébranlée, les capacités de maintien de l’ordre en France semblent pour l’heure suffisantes.
Et malgré les évacuations d’aéroports ou de monuments historiques comme le Château de Versailles, à la suite des alertes attentats, le pays reste calme. De belles démonstrations d’unité et de recueillement ont aussi eu lieu dans de nombreuses villes de France. Exiger l’état d’urgence à ce stade apparaît donc surtout comme une posture politique.
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L’état d’urgence changerait-il la donne?
Pour rappel, la France est déjà en «alerte attentat». La mobilisation des forces de l’ordre est maximale depuis l’attentat d’Arras. Plus de 7000 soldats patrouillent les villes dans le cadre de l’opération «Sentinelle». Faut-il prendre d’autres mesures que permettrait l’état d’urgence? On voit mal lesquelles, sauf peut-être celles portant sur l’expulsion des étrangers «fichés S», comme le préconise Gérald Darmanin. Le ministre de l’Intérieur a en effet promis de procéder à des renvois arbitraires, au risque de voir ensuite la France être condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme.
Quoi d’autre? D’une durée initiale de 12 jours, l’état d’urgence (qui peut être prolongé par le vote d’une loi) autoriserait le ministre de l’Intérieur et les préfets à décider l’interdiction des manifestations sur la voie publique (déjà prise); la mise en place de périmètres de protection; l’interdiction de certaines réunions publiques ou la fermeture de lieux publics et de lieux de culte; des perquisitions administratives; des réquisitions de personnes ou moyens privés; le blocage de sites internet prônant des actes terroristes ou en faisant l’apologie; des interdictions de séjour et des assignations à résidence. Or en pratique, beaucoup de ces mesures sont déjà prises.
L’état d’urgence serait-il populaire?
C’est discutable. Et donc politiquement risqué. Toute une partie de l’opinion française, dans un pays qui compte six millions de musulmans, se sent privée du droit légitime à s’exprimer sur le conflit en cours entre le Hamas et Israël.
La majorité des Français sont évidemment horrifiés par l’attentat d’Arras. Les contestations des hommages au professeur tué alimentent cette colère légitime. Mais dans les faits, le pays reste uni.
La prolifération inquiétante des actes antisémites (près de 200) est un mauvais signe, mais il faut retenir aussi les manifestations de solidarité envers l’État hébreu frappé au cœur. L’inquiétude était, à titre de comparaison, beaucoup plus grande lors des émeutes qui ont de nouveau secoué les banlieues en juillet dernier. Sept Français sur dix, selon un sondage, se disaient alors favorables à l’état d’urgence.
L’état d’urgence, piège pour Emmanuel Macron?
Le président français, très inquiet de voir la progression de l’extrême-droite dans l’opinion, n’a aucun intérêt à prendre des mesures qui le feraient apparaître à la remorque de ce camp politique. L’objet de son appel à l’unité lancé à la télévision il y a tout juste une semaine, le 10 octobre, était au contraire de convaincre ses compatriotes de faire confiance aux institutions et à la République, qualifiée de «bouclier».
«Une telle mesure n’est pas justifiée pour le moment» confirme le directeur de Sciences-po Lille, l’universitaire Pierre Mathiot, plutôt positif sur la «résilience» de la population française. L’état d’urgence serait aussi, politiquement, un aveu de faiblesse pour le locataire de l’Élysée, y compris sur le plan international.