Les Ukrainiens le savent: leur avenir dépend du soutien de la communauté internationale. Impossible, sans l’appui des Américains, des Européens et de leurs alliés, de tenir face au rouleau compresseur de l’armée russe à l’œuvre dans le Donbass. Mais comment penser aujourd’hui à la reconstruction alors que la survie du pays, chaque jour, est un combat?
Un livre passionnant relate la lutte au quotidien de ce peuple agressé, bombardé, écrasé par les missiles et les bombes russes: «Carnet de bord de la résistance ukrainienne», publié par les éditions Nouveau Monde avec le quotidien en ligne Kyiv Independent. L'ouvrage dit ce que les diplomates et les ministres, à la conférence de Lugano, doivent impérativement comprendre. En temps de guerre, le pire des malheurs est celui que provoquent les promesses non tenues. Alexander Query, l’un des journalistes de cette rédaction basée dans la capitale ukrainienne, nous alerte sur cette peur d’être, demain, abandonnés.
Blick: Vous êtes en ce moment à Kiev. À Lugano, en Suisse, la communauté internationale est au chevet de l’Ukraine. L’heure est venue de reconstruire le pays.
Alexander Query: Je ne le crois pas, malheureusement. Le gouvernement ukrainien est dans son rôle en préparant l’avenir, avec un plan de reconstruction très décentralisé. La proposition qui est sur la table consiste à confier, demain, à certains pays des secteurs géographiques ou des domaines d’activité. Exemple: le Portugal va contribuer à la remise sur pied du secteur éducatif. Le Danemark sera en charge d’une région donnée. L’État joue son rôle. Mais dans les faits, la seule priorité est de résister à l’agression russe. Il faut tenir. Reconstruire aujourd’hui, c’est d’abord résister au quotidien.
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Les montants évoqués à la conférence de Lugano varient. Le Premier ministre ukrainien a chiffré la reconstruction du pays à environ 700 milliards d’euros. La Banque européenne d’investissement parle de 1100 milliards. Le chiffre de 2000 milliards d’euros circule aussi. Qui croire?
Les chiffres donnés par le gouvernement ukrainien sont fiables. Ils concernent la reconstruction des infrastructures civiles. Mais tout cela change chaque jour. Et il faut bien comprendre que dans chaque ville ou village d’Ukraine, l’avenir se conjugue au présent. Plusieurs maires que j’ai rencontrés, lors de mes reportages relatés dans «Carnet de bord de la résistance ukrainienne» m’ont expliqué qu’ils doivent à la fois recueillir des fonds pour assurer les besoins immédiats de leurs concitoyens, creuser des tranchées pour préparer la défense des localités menacées, et payer les engins de travaux publics pour venir réparer un pont, ou une digue endommagée. La bonne nouvelle est que le gouvernement a mis en place cette politique de décentralisation maximale, qui permet aux pays donateurs d’entrer en contact directement avec les responsables sur le terrain. L’objectif est d’éliminer le plus possible les intermédiaires qui, dans le passé, ont alimenté une corruption massive dont beaucoup de bailleurs de fonds de l’Ukraine se sont plaints à juste titre.
La solidarité dont témoigne la conférence de Lugano est prise au sérieux par les Ukrainiens. Ils savent que les pays occidentaux se tiennent à leurs côtés?
Ils le savent, mais ils croient ce qu’ils voient et ce qu’ils reçoivent. Si j’avais un message à faire passer, au nom des Ukrainiens, ce serait celui-ci: ne promettez pas ce que vous ne pourrez pas tenir. Attentions aux fausses promesses car elles découragent les gens qui se battent pour leur survie, et elles alimentent leur colère. L’Allemagne n’a pas bonne presse en Ukraine à cause de ça. Les gens ne voient pas l’aide allemande arriver. Il faut dire que certaines livraisons d’armes ont été empêchées… par la Suisse.
La Suisse justement. Son gouvernement s’est en effet opposé à des livraisons de munitions à l’Allemagne au nom de la neutralité, ce qui a retardé l’envoi en Ukraine de chars Guépard. Les Ukrainiens le savent-ils?
Oui, et ils n’ont pas compris. Il ne s’agit pas de reprocher à la Suisse sa neutralité. Que votre pays veuille rester neutre, les Ukrainiens le comprennent. Mais bloquer des obus que l’Allemagne voulait réexporter vers l’Ukraine, c’est incompréhensible. La Suisse a heureusement prouvé qu’elle voulait aider. Elle l’a redit et la conférence de Lugano le prouve. Mais attention: le pire, je le répète, ce sont les promesses d’aide non tenues.
Que faut-il reconstruire en Ukraine aujourd’hui? Les ponts, les routes, les écoles?
Tout dépend des régions concernées. Les ponts sont des infrastructures critiques qui ont, très souvent, été détruites. Ils ont été rebâtis ou réparé à la va-vite. Ce sera un très grand chantier. Beaucoup de routes en revanche restent en bon état. Ce n’est pas l’urgence. L’éducation, oui, là aussi, il faudra massivement investir. Attention toutefois à ne pas raisonner comme si l’Ukraine avait été victime d’une catastrophe naturelle. Personne ici ne veut voir arriver la caravane humanitaire des Nations Unies. À Kiev, les magasins sont achalandés. Le réseau de solidarité entre Ukrainiens fonctionne formidablement. Ce qu’il faut, c’est que l’aide parvienne aux gens qui en ont besoin, sur le terrain. Combien cela coûtera? Impossible de le dire maintenant. Dans la seule ville d’Irpin près de Kiev, qui comptait avant guerre environ 60'000 habitants, les dégâts sont estimés à un milliard d’euros. Il faut mettre en place des structures durables pour aider l’Ukraine. Ce qu’il faut éviter, c’est l’afflux humanitaire dicté par l’émotion, qui s’évanouira après. Tout le monde ici se prépare à une guerre longue. Les amis de l’Ukraine doivent s’y préparer aussi.
À lire: «Carnet de bord de la résistance ukrainienne», Nouveau Monde Editions, 2022