«On ne raconte pas l’horreur. On la sent dans sa chair. On la revoit sans cesse, lorsque les images des massacres reviennent vous hanter. L’enfer vous traque. Pour ne plus vous lâcher...» Le samedi 7 octobre 2023, lorsque le jour se lève sur la bande de Gaza et les territoires voisins du sud d’Israël, Asaad Chaftari, 69 ans, se réveille à Beyrouth, la capitale du Liban qu’il a contribué, jadis, à plonger dans un bain de sang.
Il ne sait pas encore, lui l’ancien exécuteur des forces chrétiennes libanaises, que l’assaut des commandos du Hamas s’apprête à ouvrir une page sans précédent de souffrances et de destructions pour le sud d’Israël, puis pour l’enclave palestinienne.
Assaad présume juste que cet assaut terroriste du 7 octobre va conduire au même engrenage que celui de l’effroyable guerre civile qui ravagea son pays, le Liban, entre 1975 et 1990. Furie des armes. Volonté absolue de détruire. Cortège de tortures, de viols et de crimes. Accusations de crimes de guerre, et même de génocide. Calvaire des otages. Détermination implacable de l’État hébreu à se venger. Ce 7 octobre 2023, lorsque les combattants du Hamas coupent les grillages et franchissent les murs qui entourent Gaza, tout cela est en marche. Assad le sait.
Le pogrom le plus meurtrier de l’histoire d’Israël
Cette matinée fatale, prélude au pogrom le plus meurtrier qu’ait connu Israël depuis sa déclaration d’indépendance, en 1948, notre interlocuteur libanais la reconstitue devant nous, heure par heure, face à la crête des Alpes qui découpe l’horizon face au Caux Palace, au-dessus de Montreux, lors d’une rencontre de l’association «Initiatives et changements».
L’ancien bourreau des milices chrétiennes libanaises est devenu un prêcheur de la réconciliation, à la tête de son organisation «Combattants pour la paix». En finir avec la guerre est son obsession. Alors il note. Tout. Il autopsie le fracas des armes, des missiles, des tanks, des combats au corps à corps dans les tunnels creusés par le mouvement palestinien.
Ce 7 octobre a ensanglanté pour toujours la mémoire d’Israël. Dès le déclenchement de l’assaut, Assaad l’a cartographié. Il compare, explique ce qui s’est passé depuis un an. La bande de Gaza, cet exigu territoire de 360 kilomètres carrés désormais à près de 60% en ruines, écrasé par les divisions de Tsahal, a réveillé ses pires souvenirs.
L’enfer s’est déchaîné
Assaad Shaftari nous désigne, avec la pointe de son stylo, les localités israéliennes de Kfar Aza, Nahal Oz, Be’eri, Kissoufim, Magen, Soufa, Ofakim. C’est ici, dès l’aube du 7 octobre, qu’Israël est revenu à «l’année zéro». Ici que les combattants du Hamas, débarqués de leurs pick-up ou de leurs ULM, entraînés depuis des années à tuer et à kidnapper, commettent alors l’impensable pour un État hébreu qui se croyait invulnérable.
Ils assassinent. Ils violent. Ils s’emparent de civils, tirés par les cheveux et entassés dans les coffres comme du bétail à l’abattoir. Du côté israélien, la surprise est totale. Les militaires chargés de la surveillance de Gaza, dépassés, n’ont même pas réussi à donner l’alerte. Les réseaux de télécommunications sont saturés par les appels au secours.
Contactés par leurs proches, des soldats des unités d’élite les plus aguerries de Tsahal, des généraux de réserve, des secouristes dispersés à travers le pays, parfois en famille, se ruent vers leurs voitures personnelles pour parcourir les dizaines de kilomètres qui les séparent de Gaza. Tous ont pris leurs armes, sans même enfiler leurs gilets pare-balles. Leur seul désir est de secourir les familles assiégées. Le chaos est total. Bilan: environ 1205 morts et 250 otages, dont une centaine reste toujours, un an plus tard, dans les griffes du Hamas.
Une forge de haine
Assaad Chaftari parle de cette tragédie comme peu d’observateurs en sont capables. Et pour cause: seuls ceux qui sont revenus de l’enfer savent raconter l’horreur. Son enfer fut celui de l’atrocité des milices libanaises, chrétiennes, chiites, palestiniennes, druzes, jetées les unes contre les autres pendant quinze ans. Or la même forge de haine a accouché de l’enfer du 7 octobre, aussitôt suivi par la riposte massive de l’armée israélienne sur le territoire palestinien, puis par le risque d’embrasement régional au Proche-Orient.
D’un côté, 2,2 millions de Palestiniens enfermés, depuis la restitution de l’enclave par Israël en 2007, entre des murs de béton dressés par l’État hébreu et les murs du fondamentalisme politico-religieux édifiés par le Hamas, cette mouvance politique victorieuse des élections démocratiques de 2006, puis demeurée sans partage au pouvoir. De l’autre, l’insouciance arrogante d’une population israélienne que plus rien ne choque, lorsqu’il s’agit des Palestiniens dépossédés de leurs terres, humiliés, bafoués, violés au quotidien par la colonisation.
Dans «Les Assiégés», leur livre glaçant sur les jeunes festivaliers de «Supernova» réfugiés ce 7 octobre fatidique dans un Migounit, un abri anti-roquettes en plein désert, Hervé Deguine et Nitzan Horowitz racontent, minute après minute, le déferlement de violence, et l’incompréhension des jeunes persuadés de «danser pour la fraternité». Surarmés, les hommes du Hamas sont venus pour tuer. Pour semer la terreur. Pour infliger à Israël une blessure indélébile.
Prison à ciel ouvert
Face à eux, ces centaines de jeunes juifs, et quelques musulmans israéliens, sont désemparés. Tous étaient venus s’éclater, sans se soucier du sort du peuple de l’enclave voisine. Ils avaient oublié que la «rave party» géante du festival Supernova se déroulait à quelques centaines de mètres d’une prison à ciel ouvert nommée Gaza.
Ils venaient, pour certains, de passer la nuit sous ecstasy. Deux mondes. L’autre qui se rue sur vous parce qu’il vous juge responsable de ses souffrances. Parce qu’il vous voit comme le mal absolu. «J’ai connu cela. Quand l’autre est celui que vous devez éliminer» commente, les yeux tournés vers le Léman en contrebas du Caux Palace, l’ancien milicien libanais Assaad Chaftari.
Un an après, le jour où Israël, Gaza, mais aussi le Liban ont basculé en enfer est encore loin d’avoir pris fin. Une nouvelle guerre régionale au Proche-Orient ne peut pas être exclue. Deux hommes, au-dessus des ruines de Gaza, sont toujours dressés l’un contre l’autre.
Netanyahu-Sinwar: le duel à mort
Le premier est Benjamin Netanyahu, le Premier ministre israélien, homme de droite violemment hostile aux Palestiniens, poursuivi par la justice de son pays et allié d’une extrême-droite qui défend la colonisation à outrance et le rejet de tous les non-juifs en dehors des frontières.
Le second est Yahya Sinwar, le chef du Hamas, sans doute terré dans l’un des tunnels creusés par sa milice au fil des années, transformés en bunkers hier imprenables et aujourd’hui souvent explosés et détruits par les missiles de Tsahal. Netanyahu-Sinwar: ce duel, douze mois plus tard, n’en finit pas de répandre son interminable traînée de sang, de douleur, de haine et de soif de vengeance.
Comment sortir de cet enfer? En Israël, cet «impossible État normal» comme l’écrit le politologue israélien Denis Charbit, le tourment des otages mine une société déboussolée. Les manifestations anti-Netanyahu n’ont jamais cessé. Le débat démocratique est bien vivant. Mais l’idée de briser les ennemis de l’État hébreu, y compris désormais l’Iran, est aussi largement acceptée.
Gaza pilonnée, réduite en cendres, n’est plus l’enjeu même si les combats féroces s’y poursuivent. Les commandants de Tsahal savent qu’ils ne pourront jamais éradiquer le Hamas, bien trop imbriqué dans la société palestinienne. Une autre stratégie a donc été adoptée: multiplier les frappes ciblées, tuer les chefs, liquider les responsables du 7 octobre, directs ou indirects.
Netanyahu, le vainqueur
Ismaël Haniyeh, le chef politique du Hamas, lien du mouvement avec le Qatar, son bailleur de fonds? Tué dans une frappe à Téhéran, la capitale de son parrain iranien. Mohamed Deif, le chef militaire du Hamas à Gaza? Enseveli sous les bombes. Puis une autre guerre s’est installée. Celle contre l’ennemi de quarante ans, né de l’intervention israélienne au Liban de 1982: ce Hezbollah chiite qui, dès le 8 octobre, s’est mis à tirer sur le nord de l’État hébreu en solidarité avec l’enclave palestinienne assiégée.
L’enfer a plusieurs portes. Benjamin Netanyahu, a ouvert celle du Liban-sud. Et le voici vainqueur incontesté en ces premiers jours d’octobre 2024, après l’explosion en chaîne des bipeurs du Hezbollah, la mort de son chef incontesté Hassan Nasrallah, tué le 27 septembre dans une frappe sur six immeubles d’habitation de Beyrouth sud, les bombardements incessants sur les villages chiites et, maintenant, les incursions terrestres de l’armée israélienne.
«Samedi rouge»: le titre de cet autre récit glaçant du 7 octobre 2023 dit ce que les survivants garderont toujours en eux. La peur de l’autre. Le sentiment que jamais les Palestiniens et les Israéliens ne pourront vivre en paix, même si la communauté internationale continue de plaider pour une solution «à deux États».
Dans l’enfer, l’espoir
Rami Davidian et son neveu Oz ont fait partie de ces Israéliens venus, au volant de leur propre voiture, porter assistance aux assiégés de cette journée de feu. Ils ont tout vu. Des corps de jeunes israéliens déchiquetés. Des combattants du Hamas assoiffés de sang et résolus à tuer «le plus de juifs possible», au point de le crier sur leurs portables en se filmant pour le montrer à leurs familles.
Mais aussi des moments d’espoir. Comme cet incroyable face-à-face avec six Palestiniens, prêts à s’emparer d’une jeune femme cachée dans un buisson. Oz était seul. En arabe, il leur a demandé de lâcher prise. Et ils l’ont écouté. C’était il y a un an. La jeune femme, depuis, défile dès qu’elle le peut pour réclamer un cessez-le-feu, la libération des otages et l’ouverture de négociations.
L’enfer, par miracle, n’a peut-être pas (encore) enseveli tous les espoirs.
A lire sur le massacre du 7 octobre:
«Samedi rouge» de Daniel Haïk (Ed. Archipel)
«7 octobre, année zéro» de Guillaume Auda (Ed. Cherche Midi)
«Les assiégés» de Hervé Deguine et Nitzan Horowitz (Ed. Cherche Midi)
«Israël, l’impossible État normal» de Denis Charbit (Ed. Calmann Levy)
«Le grand aveuglement» de Charles Enderlin (Ed. Albin Michel)