Il ne se déplace plus en deux roues. Heinz Stücke n'est plus sur son vélo, mais dans une chaise roulante. Son bicycle qui l'a mené plusieurs fois autour du monde au cours des cinq dernières décennies est resté intact dans le débarras. S'appuyant sur son déambulateur – l'arthrose de la hanche le fait souffrir – l'homme de 84 ans se promène dans son appartement. Il montre aux visiteurs l'œuvre de sa vie, soit plus de 51 ans, 648'000 kilomètres parcourus à vélo et 282 pays et territoires visités. Peu de gens ont vu plus de choses que cet Allemand, et encore moins à vélo.
Les pièces de sa maison ressemblent à un musée. Heinz Stücke a méticuleusement conservé les objets de son voyage, les a envoyés pendant des années à sa sœur et à son père dans son village natal de Westphalie, Hövelhof, où il vit à nouveau aujourd'hui. Des portefeuilles usés, des pneus de vélo cassés et des couvre-chefs marqués par la sueur et les intempéries sont soigneusement étiquetés et accrochés au mur à côté de ses photographies. Les diapositives remplissent plusieurs armoires. Heinz estime avoir pris bien plus de 100'000 photos lors de ses voyages. Il n'a réalisé des tirages que d'une petite partie d'entre elles.
18'000
C'est le nombre de pages de notes qu'Heinz Stücke a utilisé pour documenter son voyage au fil des ans. La plupart du temps, lorsqu'il devait attendre: un visa à l'ambassade (souvent pendant des heures) ou qu'une tempête passe (parfois pendant des jours).
21
C'est le nombre de passeports qu'Heinz Stücke a remplis de visas et de tampons. Il en a conservé 15. Les autres ont été volés ou perdus.
16
C'est le nombre de fois où le cadre de son cher vélo à trois vitesses, fabriqué à Paderborn, s'est cassé. Chaque fois, il l'a fait ressouder. Ce n'est qu'après 40 ans et près d'un demi-million de kilomètres qu'il est passé à un vélo pliant.
6
C'est le nombre de fois où des voleurs ont dérobé le vélo d'Heinz Stücke. Avec l'aide de la police et des médias locaux, il l'a retrouvé à chaque fois.
18'000
C'est le nombre de pages de notes qu'Heinz Stücke a utilisé pour documenter son voyage au fil des ans. La plupart du temps, lorsqu'il devait attendre: un visa à l'ambassade (souvent pendant des heures) ou qu'une tempête passe (parfois pendant des jours).
21
C'est le nombre de passeports qu'Heinz Stücke a remplis de visas et de tampons. Il en a conservé 15. Les autres ont été volés ou perdus.
16
C'est le nombre de fois où le cadre de son cher vélo à trois vitesses, fabriqué à Paderborn, s'est cassé. Chaque fois, il l'a fait ressouder. Ce n'est qu'après 40 ans et près d'un demi-million de kilomètres qu'il est passé à un vélo pliant.
6
C'est le nombre de fois où des voleurs ont dérobé le vélo d'Heinz Stücke. Avec l'aide de la police et des médias locaux, il l'a retrouvé à chaque fois.
«trop de photos, pas assez de temps»
La plupart des diapositives resteront probablement intactes jusqu'à sa mort. «Trop de photos, pas assez de temps», murmure-t-il en fouillant ses albums à la recherche d'un cliché. Mais où est celle de sa blessure qu'un combattant de la liberté zimbabwéen lui a faite en lui tirant dans le pied? Il ne sait plus. L'une des listes qu'il tient soigneusement à jour lui permet d'y voir plus clair. Il a rapidement la diapositive sous la main.
Est-ce pour cela qu'il travaille sans relâche sur le trésor de matériel qu'il a collecté? Parce qu'il est conscient que le flot de souvenirs s'estompe lentement et se transforme en une masse impénétrable de fragments d'images? Il veut l'éviter. «Maintenant, je remâche tous mes souvenirs», confie Heinz Stücke. Lui qui a trouvé le sommeil dans les forêts tropicales et les déserts, sur la Grande Muraille de Chine ou au pied de la statue du Christ à Rio de Janeiro, ne ferme presque plus l'œil dans son lit confortable de Hövelhof.
Un bon à rien?
Dans sa région natale de Westphalie, certains le considèrent encore comme un bon à rien et un éternel vacancier. Et c'est à passé 84 ans qu'il passe les derniers jours de sa vie derrière un bureau. Il dort trois à quatre heures par nuit, mais se penche 16 heures par jour sur son matériel, qui s'empile dans des boîtes, des caisses et des armoires dans tout l'appartement. Lorsque Heinz Stücke raconte ses anecdotes, il le fait souvent au présent. Comme s'il était encore en voyage.
C'est à quelques rues seulement que le voyage a commencé au début des années 60. Il vivait à Hövelhof, dans sa maison d'enfance. En novembre 1962, Heinz Stücke la laisse définitivement derrière lui.
Le jeune homme de 22 ans veut se rendre aux Jeux olympiques de Tokyo à vélo. À l'époque, le monde est différent: Il craint la guerre nucléaire à la suite de la crise de Cuba et un mur sépare Berlin depuis un an. Mais Heinz Stücke est également né dans le miracle économique allemand. Pour l'ouvrier qu'il était, cela signifiait de longues journées à l'usine, pour toute une vie. «Pendant des jours, nous faisions toujours les mêmes tâches. Un vrai travail de merde», balance-t-il.
Aujourd'hui encore, on raconte au village la blague selon laquelle son père lui aurait dit un jour qu'il devrait travailler quand il sera grand. Dès lors, l'homme d'1,65 m aurait cessé de grandir.
La fièvre du voyage
La relation entre le père et le fils est difficile. Le père, qui s'est hissé d'une famille de paysans sans terre à la petite bourgeoisie, ne lui permet pas de faire des études («trop chères, trop loin») et se montre peu compréhensif face à la nostalgie du fils pour les voyages lointains, dont les randonnées à vélo, qui durent au début quelques jours, deviennent de plus en plus longues. À la fin des années 50, il fait un tour autour de la Méditerranée. En 1960, il traverse l'Asie centrale et l'Asie du Sud jusqu'au Sri Lanka et revient par la Russie. La fièvre du voyage l'a saisi.
«Je ne suis jamais parti avec l'idée de le faire pour le reste de ma vie», avoue Heinz Stücke aujourd'hui. Au contraire, il a glissé dans la vie de vagabond en 1962. Il traverse d'abord l'Afrique – rencontre avec l'empereur éthiopien Haïlé Sélassié – puis prend la mer à bord d'un cargo en direction du Brésil. Il rate les Jeux de Tokyo parce qu'il avance trop lentement sur son vélo. Il s'en moque éperdument. Il est trop fasciné par l'étranger merveilleux qu'il avait rencontré dans son enfance, tout au plus dans les romans de Karl May.
Dès lors, il repousse sans cesse le moment de rentrer chez lui. «Je cherchais sans cesse des raisons pour rester encore plus longtemps sur la route», raconte Heinz Stücke. Lorsque sa mère meurt de manière inattendue en 1966 des suites d'un asthme, il se trouve en Équateur, dans la forêt tropicale. Heinz ne reçoit la lettre annonçant son décès qu'un mois plus tard. «Elle était déjà enterrée depuis longtemps», se désole l'Allemand.
Il poursuit sa route. Et c'est décidé, il ne veut plus revenir en arrière. «Le voyage était devenu le sens de ma vie», assure Heinz Stücke. Il ne reverrait son village natal qu'au printemps 2014.
Des doutes, mais pas de retour en arrière
Très vite, Heinz Stücke gagne sa vie grâce à des petits boulots en lien avec son voyage. Il imprime des brochures qu'il vend dans la rue, donne des conférences, et les magazines lui achètent des photos et son histoire. Internet n'existe pas, le monde est encore mystérieux. Dans les années 90, il obtient une inscription dans le livre Guinness des records en tant qu'homme ayant le plus voyagé au monde.
Mais l'homme vit aussi des moments de doutes, où il est tenté de revenir et de mener une vie normale. En 1977, il est proche de la frontière allemande et regarde son pays avec une certaine nostalgie. Mais il ne franchit pas la frontière. «Si j'étais rentré à Hövelhof, je n'aurais pas pu vendre mon histoire et je serais retourné à l'usine», lance Heinz Stücke. Tant qu'il n'aura pas parcouru tous les pays du monde, il n'est pas question de rentrer chez lui, décide-t-il, alors qu'il se trouve à Londres.
La soif de records fait des ravages: quelques mois plus tard, il voit son père pour la dernière fois. La famille lui rend visite à Arnhem, aux Pays-Bas, près de la frontière allemande. Lorsque Heinz Stücke apprend la mort de son père douze ans plus tard, en 1989, il est en voyage en Chine. Une fois de plus, il ne rentre pas chez lui.
Un amour en Biélorussie
Regrette-t-il d'avoir vu sa famille si rarement? «J'avais quand même une chose qui m'épanouissait. C'est bien plus important qu'une famille», avoue heinz Stücke. Mais il ne faut pas croire que la compagnie ne lui manquait pas. Pour lui, le contact humain était important.
Aujourd'hui encore, Heinz Stücke écrit des cartes postales à des dizaines de personnes dans le monde entier. Mister Lee, par exemple, vit à Hong Kong. Le propriétaire d'un magasin de vélos est devenu l'un de ses amis les plus proches. Il s'arrête régulièrement chez lui et reçoit même des aides financières pour ses voyages.
Mais ça n'a jamais vraiment fonctionné côté coeur. Il raconte avec malice ses amours dans les chambres à coucher du monde entier. L'une de ses histoires l'a marqué: Zoya, de Biélorussie. Il a entretenu avec elle une relation à distance pendant huit ans. «Elle a cru jusqu'au bout que j'étais riche», rigole Heinz Stücke.
Lorsqu'il retarde de plus en plus le mariage et qu'elle se rend compte qu'il n'a pas grand-chose à lui offrir à part des histoires et des aventures, elle le quitte pour un autre. Heinz Stücke avoue: «Surtout dans les pays pauvres, j'étais conscient que les gens venaient généralement vers moi avec des arrière-pensées financières. Il faut savoir gérer».
L'accident de trop
La solitude ne le tourmente pas pour autant. Même pas lorsque son voyage – sa raison de vivre – prend fin en 2014. A 70 ans, il constate que son corps supporte de moins en moins bien les efforts. Et le monde, semble-t-il, est de moins en moins bien disposé à son égard.
Il a survécu à d'innombrables accidents, il a même été pris au milieu d'une fusillade de rue. En 2012, il souhaite rentrer en Europe par cargo depuis l'Afrique du Sud, mais il n'obtient pas l'autorisation. Il ne peut pas présenter de certificat médical attestant de son aptitude à voyager. Il est trop vieux, lui dit-on. Lui qui, au cours des semaines et des mois précédents, avait parcouru plusieurs milliers de kilomètres à vélo de Nairobi au Cap. Quelques jours plus tard, il est agressé en pleine rue au Cap et salement amoché. C'est l'affaire de trop.
Dans sa recherche d'un foyer pour ses vieux jours, sa commune d'origine l'aide en lui mettant un appartement à sa disposition... sans payer de loyer. En contrepartie, Heinz Stücke laissera son inventaire à la collectivité. Un musée est déjà en projet, mais son ouverture est retardée. Cela convient à Heinz Stücke: «Je préfère que les gens viennent chez moi plutôt que d'aller au musée», avoue-t-il. Et c'est ce qu'ils font, presque tous les jours.
Lieu de pèlerinage
Le village s'est transformé en un petit lieu de pèlerinage pour les fous de vélo. Ils veulent tous se plonger un instant dans ses histoires. Et la plupart du temps, il suffit d'une question pour qu'Heinz Stücke se retrouve quelque part dans le monde, loin de sa vie de retraité de Hövelhof.
Par exemple, il parcourt intensivement la Chine entre la fin des années 80 et au début des années 90. Comme il se déplace souvent dans des zones interdites aux étrangers, il attire l'attention des autorités chinoises. Au Tibet, Heinz Stücke a été arrêté: son vélo, sa caméra et ses bobines de film sont confisqués et il est expulsé du pays.
Avec l'aide de l'ambassade d'Allemagne, il arrive à récupérer son vélo. Au Népal, Heinz Stücke obtient un nouveau passeport et peu de temps après, il repart pour la Chine via Hong Kong. «Dans le monde numérique d'aujourd'hui, de tels jeux ne seraient plus possibles», assure l'Allemand.
Ce sont des histoires d'une autre époque, où les voyageurs à vélo étaient encore une rareté. En revanche, l'intérêt porté à sa personne reste intact. Outre une pension de l'Etat de 234 euros, il survit grâce à la vente d'un livre qu'un sponsor a publié il y a quelques années. Un film documentaire sur ses voyages est déjà sorti. Une biographie devrait s'y ajouter au printemps prochain.
La peur d'une petite vie bourgeoise l'a autrefois poussé à partir. Aujourd'hui, il a fait la paix avec Hövelhof et ses habitants, et il a réussi à ramener le monde entier chez lui.