Le cas de Nadia avait choqué
Les CFF peuvent-ils vous coller sans aucune preuve de délit?

Le contrôleur l'accuse de l'avoir empêché de faire son travail. Nadia* a été amendée pour «complicité d'abus» dans un train, mais seul son compagnon de voyage n'avait pas de billet. L'avocat David Raedler conseille à cette cliente de faire opposition. Petit point légal.
Publié: 05:58 heures
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Dernière mise à jour: 06:37 heures
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Nadia a reçu une amende de 130 francs des CFF à cause de son compagnon de voyage qui n'avait pas de billet de transport.
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Léo MichoudJournaliste Blick

La mésaventure de Nadia* avec les CFF, survenue le 3 janvier et racontée par Blick début février, a fait beaucoup réagir. Pour rappel, la jeune femme de 24 ans est accusée d'avoir empêché le contrôleur de prendre les coordonnées de son ami, qui voyageait avec elle sans billet. Elle a reçu à son domicile une amende de 130 francs pour «complicité d'abus». Alors même qu'elle avait un titre de transport valable, sur un bête trajet Lausanne-Renens.

Le contrôleur lui reproche, en somme, d'avoir juste assez ralenti son travail pour que son compagnon de voyage et elle puissent «s'enfuir». Disons les choses clairement: tout fraudeur intentionnel mérite une punition juste. Mais ce cas pose plusieurs questions, et étonne notamment l'avocat David Raedler, coprésident de l'association transports et environnement (ATE) et élu vert au Conseil communal de Lausanne.

«C'est très intéressant juridiquement parlant, creuse l'homme de loi, contacté par Blick ce lundi. La question se pose de savoir quelle est la validité légale de cette notion de 'complicité d'abus' et des suppléments qui sont prononcés sur cette base.» Le mot «supplément», c'est le jargon utilisé dans les règlements des entreprises suisses de transports publics pour parler des amendes à la clientèle.

Des exemples, mais pas celui de Nadia

Confronté au récit de Nadia et aux réponses des CFF, David Raedler ne voit rien dans la Loi sur le transport de voyageurs (LTV) – ou dans l'ordonnance qui s'y rapporte – qui permette d'expliquer l'amende reçue par Nadia. Après quelques recherches, nous avons trouvé le document qui réglemente les amendes données en cas d'abus. Il s'agit du «Tarif 600» de l'Alliance SwissPass – qui réunit les entreprises de transport public de Suisse.

Son article 13.6.2.2 donne plusieurs exemples. Il y a «complicité d'abus» lorsqu'un voyageur ou une voyageuse: donne son titre de transport ou de réduction déjà contrôlé à une autre personne; remet son téléphone ou ses accès à l'application de transport à un tiers ; ou encore duplique et transmet une capture d’écran d'un ticket à un autre pour qu'il en abuse.

Vous voyez le problème? Aucune des situations de cette liste – qui portent toutes sur la transmission de titres de transport à des tiers – ne décrit de près ou de loin le cas de Nadia. «Ici, les exemples donnés se rapportent tous à l'abus d'usage de son propre titre de transport, s'étonne David Raedler. Mais il n'y a vraiment rien sur le comportement envers autrui, donc sur le fait d'empêcher ou de retarder un contrôle.»

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Vous ne pouvez pas appliquer une règle sortie du chapeau qui ne se base sur rien
David Raedler, avocat, coprésident de l'ATE et élu communal à Lausanne (Les Vert-e-s)
»

Le spécialiste en droit du travail, droit commercial et protections des données développe son argumentaire: «Les exigences en matière de droit pénal sont naturellement plus strictes que pour des suppléments prononcés conformément au tarif. Il faut cependant quand même que la règle appliquée permette une prévisibilité suffisante du comportement sanctionné. Vous ne pouvez pas appliquer une règle sortie du chapeau qui ne se base sur rien.»

La réponse des CFF laisse l'avocat pantois

Blick a à nouveau contacté les CFF, pour répondre à ces doutes portés sur la légitimité à amender qui que ce soit pour «complicité d'abus». Porte-parole des Chemins de fer fédéraux, Frédéric Revaz renvoie à l'article 286 du Code Pénal suisse (CP), intitulé «Empêchement d’accomplir un acte officiel».

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Quiconque empêche une autorité, un membre d’une autorité ou un fonctionnaire de faire un acte entrant dans ses fonctions est puni
«Empêchement d’accomplir un acte officiel»: Article 286 du Code Pénal suisse
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On y apprend que «quiconque empêche une autorité, un membre d’une autorité ou un fonctionnaire de faire un acte entrant dans ses fonctions est puni d’une peine pécuniaire de 30 jours-amende au plus». Et figurez-vous qu'un contrôleur de l'ex-régie fédéral est bel et bien considéré comme un fonctionnaire, ce que confirme David Raedler.

Amené à répondre une nouvelle fois, l'avocat précise toutefois que pour que cet article de loi soit appliqué, il faut pouvoir démontrer que la personne accusée a «activement» empêché le fonctionnaire «de procéder à son contrôle». Et sur le fond, il reste dubitatif quant au fait que cet article du Code pénal soit suffisant dans le cas de la jeune Vaudoise. 

«Il ne s’agit pas d’une base légale au supplément appliqué par les CFF, précisément car l’article 286 du CP est une infraction pénale dont la sanction est prononcée par le Ministère public (par ordonnance pénale) ou un juge.» Autrement dit: si les actes que l'on reproche à Nadia d'avoir commis étaient avérés, sa punition serait de l'ordre de la justice. Dès lors, l'amende de 100 francs – plus 30 francs de frais – reçue par Nadia se fonderait bien sur le «Tarif 600» et non sur le Code Pénal.

Quelle preuve pour les faits reprochés?

Au-delà de savoir s'il est possible ou non d'amender quelqu'un pour «complicité d'abus», une autre question se pose: celle de la preuve des faits reprochés à Nadia. En somme, on en revient au problème originel, la version de la voyageuse amendée s'oppose à celle du contrôleur amendeur.

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Après analyse soigneuse du cas, nous avons toute confiance aux dires de notre employé
Frédéric Revaz, porte-parole des CFF
»

Les CFF préfèrent accorder «toute confiance» à leur employé, après une énième «analyse soigneuse du cas», cela peut se comprendre. Mais selon David Raedler, la responsabilité d'apporter la preuve des actes reprochés à Nadia incombe à la compagnie ferroviaire.

De son côté Nadia persiste: elle n'a pas empêché le contrôleur de vérifier le titre de son ami. «Si les CFF regardaient la vidéo, ils verraient que je suis debout devant le contrôleur, qui ne me laisse pas passer, et qu'à ce moment-là, il a déjà vérifié mon abonnement depuis un moment, se souvient le jeune femme. Le contrôleur aurait très bien pu atteindre mon ami et lui demander son billet, ou ses coordonnées, mais il ne l'a pas fait.»

Vidéosurveillance interdite

L'argument du porte-parole, qui dit ne pas avoir le droit de recourir aux images de vidéosurveillance en l'absence de plainte pénale, surprend David Raedler. Nouvelle mise en cause par l'avocat engagé pour des transports écologiques, nouvelle réponse du porte-parole des CFF: «Il nous serait effectivement utile de pouvoir recourir aux images de vidéosurveillance pour examiner le cas en détail. Cependant, la loi l’interdit.» Frédéric Revaz renvoie cette fois à l'Ordonnance sur la vidéosurveillance dans les transports publics (OVid-TP).

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Dès lors que ce n’est pas une question de sécurité, les CFF pourraient être limités dans leur propre usage des images par la finalité de la vidéosurveillance
David Raedler, avocat lausannois
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L'article 2 indique que les caméras dans les trains ont pour seul but de «protéger les voyageurs, l’exploitation et l’infrastructure», notamment «des agressions et des incivilités». Et effectivement, difficile de faire rentrer le cas de Nadia dans ce cadre. «Dès lors que ce n’est pas une question de sécurité, les CFF pourraient être limités dans leur propre usage des images par la finalité de la vidéosurveillance», admet David Raedler, avant de trouver à y redire.

Les CFF le déplorent eux-mêmes: «Sans ces images, c'est la parole de notre cliente contre celle de notre personnel.» Mais pour l'avocat, ce n'est pas une fin en soi: «En revanche, on peut parfaitement imaginer que la personne sanctionnée fasse elle-même valoir un droit d’accès à ces images et demande à les voir, afin précisément de confirmer ses propres dires, se projette l'avocat. Dans un tel cas, les CFF ne pourraient pas refuser l’accès.» Dans ses échanges de mails avec le service des contentieux, Nadia n'a pas manqué de demander aux CFF de visionner les images.

«Il y a matière à plaider»

Pour David Raedler, il y a en tout cas «matière à plaider» au vu de ces deux arguments – sur le plan juridique, l'imprécision des lois et règlements en matière de complicité d'abus et, sur le plan factuel, l'absence de preuve vidéo. «On peut argumenter que la règle du tarif n'est pas suffisamment précise pour que les CFF puissent imposer un supplément à la personne qui a fait ça, assure l'avocat. Je conseillerais à cette cliente de faire opposition et de relever ces problèmes.»

Le député vert au Grand conseil vaudois voit surtout dans cette situation un potentiel problème d'image pour l'ex-régie fédérale: «Les CFF peuvent parfois donner l'impression de faire une lecture un peu stricte des règles. Cela n'est pas génial sur le plan de la communication, surtout si on a envie que les gens prennent davantage le train. Après, c'est toujours plus facile de s'exprimer de l'extérieur.» Il relie ce cas à d'autres, comme les amendes reçues par des jeunes passés par la 1re classe ou celles reçues par les personnes qui prennent leur billet sur l'app une petite minute après le départ du train.

Nadia hésite à faire opposition

Les CFF, comme Nadia, sont bornés et affirment n'avoir «pas de marge de manœuvre dans le domaine des contrôles» car «les règles sont les mêmes pour toutes les entreprises de transports publics». Le porte-parole des CFF rappelle un élément sur lequel sont d'accord aussi bien Nadia que David Raedler: «Il est en outre important de lutter contre la resquille, car ce sont les clients qui payent leurs billets qui financent le trajet des resquilleurs.» Il y voit «une question d’équité» en expliquant que l’Alliance SwissPass a estimé que la resquille représenterait un manque à gagner pour les transports publics suisses d’environ 200 millions de francs en 2023.

Nadia, qui ressent toujours un fort sentiment d'injustice, n'a pas encore payé son amende. Elle hésite sur les suites à donner à cette histoire qui prend certaines proportions. «Ce qui me retient un peu de continuer, c'est l'énergie que cela pourrait me prendre de continuer à contester cette amende», conclut la jeune femme.

*Prénom d'emprunt

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