Bertrand Kiefer, médecin et éthicien
«Les politiques sont terrorisés à l'idée d'affirmer des valeurs de solidarité, comme si c'était devenu obscène»

L'actualité est riche en sujets qui devraient susciter notre indignation, comme le harcèlement à l'hôpital et les renvois d'enfants malades. Pourtant, l'indifférence et la résignation dominent. Bertrand Kiefer analyse ce phénomène.
Publié: 12:34 heures
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Dernière mise à jour: 12:39 heures
Face aux accusations de harcèlement et aux renvois d’enfants malades, les autorités restent imperturbables. Blick a interrogé Bertrand Kiefer pour comprendre cette apparente indifférence.
Photo: DR
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Camille KrafftJournaliste Blick

Quel est le point commun entre des chirurgiennes harcelées par leurs pairs masculins et des enfants requérants d'asile gravement malades renvoyés par vol spécial? Ces situations sont susceptibles de susciter notre indignation. Or, l'atmosphère générale semble plutôt à l'apathie et à la résignation face à de tels cas. Pas de montées aux barricades, peu de parole prise publiquement pour dénoncer les faits.

Quant aux autorités confrontées à ces récits, elles ne semblent pas ébranlées: cette semaine, le CHUV a annoncé des énièmes mesures de prévention pour lutter contre le harcèlement sexuel. Mais les auteurs, dont les noms seraient pourtant connus depuis longtemps selon le syndicat SSP, n’ont pas été sanctionnés à ce jour. Le Secrétariat d'État aux migrations, qui a prononcé le renvoi des enfants malades, estime pour sa part avoir tout fait juste. 

Sommes-nous entrés dans une ère du désengagement et de l'indifférence? Pour tenter d'y voir plus clair, Blick est allé interroger Bertrand Kiefer, médecin, éthicien et brillant penseur. 

Bertrand Kiefer, dans un récent Temps présent, des femmes médecins racontent, les larmes aux yeux, l’impact du harcèlement sexuel sur leur vie et leur carrière. On attendrait un séisme en réaction, mais c'est l'apathie qui domine.
On aimerait déjà une reconnaissance des victimes, de ce qui a existé. Or, il n’y a pas eu cette reconnaissance de la part des personnes responsables. On voit que l'hôpital, qui a toujours été une structure hiérarchique avec un pouvoir démesuré des patrons sur les jeunes, n’a pas évolué. Il y a eu un progrès dans l'éthique de la relation soignante. Mais il n’y en a pas eu au sein même des relations entre soignants. Les soignants les plus vulnérables, les jeunes par exemple – particulièrement les jeunes femmes mais pas seulement – sont toujours autant harcelés, voire de façon encore plus perverse. 

Comment est-ce possible?
Il y a une forme de machisme et une certaine désinhibition par rapport à l'éthique, avec un pouvoir qui couvre ces agissements. Non seulement cela ne change pas, mais c'est presque comme si ces comportements se banalisaient. C'est d'autant plus grave quand cela concerne des médecins. Grâce à la psychiatrie et à la psychologie, on a beaucoup progressé dans nos connaissances du harcèlement sexuel. Aujourd’hui, on sait qu’il détruit les psychismes. Les médecins sont les mieux placés pour savoir qu'on peut ne pas banaliser ce type de comportement. Au contraire, on a l’impression que tout le monde se protège et se tait, y compris ceux qui devraient sanctionner.

Et nous sommes résignés face à cela?
Peut-être bien, parce que qu’à la fin, c'est quand même l'opinion publique qui pousse au changement. Or, il y a aujourd’hui une lassitude générale, une indifférence par rapport à toutes sortes de problèmes. De plus, on assiste déjà à un début de backlash aux États-Unis, et en Europe aussi. Il y a une libération de ce que Mark Zuckerberg appelle l'énergie masculine, qui prétend ne rendre de comptes qu'à elle-même.

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La démocratie ne fait même plus rêver. Les écarts de richesse deviennent hors de contrôle
Bertrand Kiefer, médecin et éthicien
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Cela passe aussi par une absence de compassion, comme dans le cas de ces enfants qu'on expulse?
Il y a, de plus en plus, une indifférence face à la souffrance. C’est aussi une forme de validation de nos instincts égoïstes. Dans le discours de certains partis, très à la mode, on dit aux gens: «Vous n'aimez pas les étrangers? Vous avez le droit. Laissez-vous aller.» Or, Albert Camus a écrit qu’«un homme, ça s’empêche». Parce que si on se laisse aller, on entre dans une dynamique qui mène vers la barbarie. Il y a une exigence dans le fait de se comporter en humains. Et c'est cela qui donne des raisons à l'existence. Mais on sent une vraie régression sur ce plan.

Est-ce aussi parce que l'extrême droite et la droite populiste sont les seules à avoir un vrai discours combatif et à dire les choses de manière décomplexée?
Le monde est complexe et la complexité est très vulnérable par rapport l'affirmation d'un slogan politique. Certains discours flattent les gens dans leur narcissisme en leur faisant croire, par exemple, que le simple fait d’être suisses les rend plus forts. Ce qui fait aussi le lit de ces mouvements, c'est un certain désenchantement. On a perdu la foi dans le progrès. La démocratie ne fait même plus rêver. En même temps, les écarts de richesse deviennent hors de contrôle. Apparaît une forme de désespoir, qui rend sensible à des affirmations de force et au retour de rêves identitaires, comme la pureté de l'État-nation.

Et cela paralyse aussi le reste de la classe politique?
Dans le cas des migrants malades, on a l'impression que les politiques n'osent pas bouger. Ils sont terrorisés à l'idée d'affirmer des valeurs de solidarité, comme si c’était devenu obscène. Bien plus encore que la population, ils sont paralysés dans des logiques toutes petites, qui passent à côté des grands enjeux. Et ceci, tous partis confondus. C'est très impressionnant de voir que ceux qui affirment des valeurs concernant la solidarité ou l’environnement passent pour des personnes immatures et naïves, des illuminés. Mais pour moi, la puérilité, le «bisounours» sont bien plus présents dans le fait de penser que notre manière de vivre est durable. On ne peut pas continuer dans une valorisation de l'enrichissement personnel, du toujours plus. On doit penser au partage des biens non renouvelables, sans quoi le monde va devenir invivable.

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Je pense qu’on manque de grands récits capables de fonder le futur et l'humain, de mythes, de ce qui fait vivre les valeurs
Bertrand Kiefer, médecin et éthicien
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Aujourd’hui, c’est la loi du plus fort?
Effectivement. Or, le droit, au sens de la loi, existe pour protéger les faibles contre les forts. Et l’éthique aussi est là pour protéger les personnes vulnérables et ce qu'il y a de vulnérable en chaque humain. Laisser tomber cela mène à la dictature de quelques-uns, et c’est ce qui s’amorce actuellement aux États-Unis. Même dans le libertarisme façon Silicon Valley, il n’y a aucun respect pour la population. Cette dernière peut mettre démocratiquement une élite au pouvoir parce qu'elle est fascinée par les figures de force, mais c’est elle qui en sera la première victime.

Pourquoi des gens se laissent-ils embarquer là-dedans?
Je pense qu’on manque de grands récits capables de fonder le futur et l'humain, de mythes, de ce qui fait vivre les valeurs. Quand on a comme unique récit la performance et la réussite individuelle, c'est tellement triste que le retour à des grandes valeurs identitaires fait presque rêver en comparaison. Donc soit on pense un monde différent, beaucoup plus fraternel, «convivial» pour employer un mot du philosophe Ivan Illich, soit on se replie. Mais ce repli est un rêve un peu noir, une dystopie. On vit aussi dans une époque qui est très pauvre en figures courageuses. Il y en a peut-être, mais elles sont complètement invisibles, alors qu'on en aurait besoin.

Le Secrétariat d’État aux Migrations déclare, à propos des renvois, que la loi ne lui laisse pas de marge pour faire preuve de «sympathie». Il y a de la violence dans cette formulation, non?
Bien sûr qu'il faut appliquer la loi. Mais même au nom de la loi, on ne doit pas agir de manière inhumaine. C'est ce qui sous-tend les droits de l’homme et c’est au fondement de nos sociétés. 

En raison du contexte géopolitique, sommes-nous si saturés d’informations négatives que nous avons perdu notre capacité à nous révolter?
On vit une époque tout à fait nouvelle et qui n'a pas d'équivalent. Nos psychismes ne sont pas préparés à recevoir autant d'informations qui viennent du monde entier, aussi choquantes les unes que les autres, et autant de désinformation. Cet univers a un effet de paralysie sur la pensée. Et on a de la peine à cerner des grandes causes contre quoi se révolter. Cela nous plonge dans un état d'indifférence. Mais l'indifférence n’est pas un état humain. L'inhumanité prolifère dans le silence. 

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Cette liberté s'acquiert justement dans la non-indifférence, dans le courage de dire: «Non, ça, ça ne va pas!»
Bertrand Kiefer, médecin et éthicien
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En 2010 paraissait «Indignez-vous», un petit essai du résistant au nazisme Stéphane Hessel, qui s'est vendu à des millions d'exemplaires. Ce livre ferait un flop aujourd’hui?
Je pense qu'il serait beaucoup moins bien reçu, même si certains jeunes seraient quand même réceptifs à des mots très forts comme ceux de Stéphane Hessel. On manque de figures comme celle-là. On est aussi tellement désabusés de nos jours. Quand on pense à des gens qu'on a admirés, comme l'abbé Pierre, on se demande s’il y a eu de vrais grands hommes qu’on peut prendre pour modèles. Mais il ne faut pas se laisser prendre par le cynisme contemporain. 

Comment faire?
Écoutez la petite voix en vous qui fait parler ce que vous avez de meilleur. Demandez-vous quelles sont vos raisons de vivre. La vraie liberté, ce n’est pas de consommer un maximum de choses qu'on nous met sous les yeux, mais d'affirmer ce qu'il y a de plus profond en nous. Et d'exister dans ce qu'on a de propre, dans notre différence. Cette liberté s'acquiert justement dans la non-indifférence, dans le courage de dire: «Non, ça, ça ne va pas.» Et ce qui compte le plus, c'est aussi de laisser à nos enfants un monde qui ne soit pas complètement dévasté au plan environnemental et social.

Stéphane Hessel était aussi un défenseur de l’environnement. Est-ce qu'il n'y a pas aujourd'hui un vrai désespoir à ce niveau-là?
C'est peut-être ce qu’il y a de plus fou au plan politique et citoyen, cet espèce de désengagement sur le front de la durabilité, du changement climatique. Les désordres climatiques touchent pour le moment surtout les pays pauvres et les gens pauvres. Mais ce n’est qu’un avant-goût. Moi qui suis médecin, j'ai réalisé tout un travail pour montrer que les prévisions du GIEC sont plus certaines que la plupart des connaissances de la médecine. Cette violence qui nous attend et ce déni collectif devant la réalité sont quelque chose de sidérant. 

Comment faire pour garder espoir?
Être humain, c'est aussi espérer. Le destin de l’humanité n’est pas écrit et il y a toujours des gens qui s'élèvent, des surprises qui vont dans le bon sens. J’aime les jeunes militants, parce qu’ils y croient et ils sont le ferment d’autre chose. Eux me donnent espoir.

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