Expulsés par la Suisse
Les questions gênantes que posent les renvois d'enfants malades

Un garçon et une fillette gravement atteints dans leur santé ont été expulsés vers la Croatie dans le cadre du règlement Dublin. Le Secrétariat d'Etat aux migrations assure n'avoir commis aucune erreur. Voici un résumé des dysfonctionnements que révèlent ces affaires.
Publié: 16:57 heures
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Dernière mise à jour: 19:08 heures
Fin octobre 2024, Gildas a fait une crise à l'école, à Altstätten. Il a été hospitalisé.
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Camille KrafftJournaliste Blick

Il y a peu, Blick vous racontait l’histoire de Bezma*, cette petite fille turque de 7 ans renvoyée depuis Vallorbe (VD) vers Zagreb alors qu’elle venait d’être hospitalisée au CHUV pour une maladie auto-immune compliquée d’un anévrisme coronarien. Dans la capitale croate, où nous avons retrouvé la fillette et sa famille, nous avons également rencontré le papa de Gildas*, un garçon congolais souffrant d’une maladie génétique expulsé avec sa famille en novembre, cette fois depuis le canton de Saint-Gall.

Comme l’a confirmé l’hôpital par écrit, l’enfant ne peut pas être soigné en Croatie, faute de sang compatible dans ce pays. En outre, il n’aurait apparemment pas dû prendre l’avion: les crises récentes en cas de drépanocytose, la maladie dont souffre Gildas, font partie des contre-indications médicales aux rapatriements sous contrainte par voie aérienne listées par le Secrétariat d’Etat aux Migrations (SEM) lui-même. La famille du garçon a entrepris des démarches pour obtenir de la Suisse un visa humanitaire par le biais d’une procédure accélérée. Mais le temps presse, en raison de l’état de santé de l’enfant.

Après avoir refusé dans un premier temps de s’exprimer sur les cas particuliers de Gildas et Bezma, le Secrétariat d’Etat aux migrations se défend aujourd’hui d’avoir commis des erreurs. Selon lui, dans ces deux affaires, «toutes les exigences légales ont été respectées à tout moment et tous les examens médicaux ont été effectués correctement.» Le SEM affirme même que «les soins médicaux appropriés ont été et sont toujours garantis aux personnes concernées.» Son porte-parole Nicolas Cerclé ajoute en outre que «nous appliquons la loi, nos décisions ne doivent pas être influencées par la sympathie, la loi ne nous accorde pas cette marge d’appréciation.»

Le SEM rappelle également que «l’exécution des renvois relève de la compétence des cantons». Quant au Service des migrations du canton de Saint-Gall, qui a exécuté le transfert de Gildas, il précise pour sa part que c’est à la société privée Oseara, mandatée par le SEM, d’évaluer la situation médicale avant le renvoi.

Malades expulsés depuis la clinique

Ces exemples concernent l’accord Dublin conclu avec l’Union européenne, selon lequel un seul Etat participant est compétent pour traiter une procédure d’asile. Ils s’inscrivent dans un contexte particulier, confirmé par de nombreux observateurs: la multiplication des renvois de personnes vulnérables, dont des malades et des jeunes enfants.

Une réalité également mise en lumière dans un tout récent rapport de l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR), élaboré à la suite d’un voyage en Croatie. En 2024, l’organisation aurait reçu «de plus en plus de messages inquiétants de la part de médecins et de psychiatres en Suisse, qui rapportent que des personnes sont directement extraites de traitements et de cliniques – y compris de services fermés et contre l’avis du personnel médical traitant – pour être ensuite transférées en Croatie ou dans d’autres pays Dublin».

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Je constate que la Suisse est sans arrêt confrontée à des cas de santé. Dans plusieurs cantons romands, il y a des enfants gravement malades qui sont sous la menace d’un renvoi
Cesla Amarelle, professeure ordinaire de droit public et de droit des migrations à l’Université de Neuchâtel.
»

Professeure ordinaire de droit public et de droit des migrations à l’Université de Neuchâtel, l’ancienne conseillère d’Etat socialiste vaudoise Cesla Amarelle fait le même constat: «La Suisse est sans arrêt confrontée à des cas de santé. Dans plusieurs cantons romands, il y a des enfants gravement malades qui sont sous la menace d’un renvoi. Il y a actuellement une volonté politique majoritaire de renvoyer très rapidement les personnes. Le processus politique et administratif de mise en œuvre provoque de la maltraitance.»

Bezma et son petit frère ont été réveillés au milieu de la nuit par la police pour être renvoyés en Croatie
Photo: Julie de Tribolet

En Suisse, la problématique de l’asile est entre les mains du conseiller fédéral socialiste Beat Jans depuis 2024. Confronté à un durcissement des positions sur les questions d’immigration, le ministre est critiqué de toutes parts. L’UDC lui reproche de multiplier les effets d’annonce. Et dans son propre camp, certaines voix jugent ses positions indignes de la gauche.

Contrer l’initiative de l’UDC

La Confédération met une pression financière sur les cantons, en sanctionnant ceux qui ne renvoient pas les «cas Dublin» dans les délais impartis. Le durcissement du droit d’asile fait aussi partie des mesures voulues par le Conseil fédéral pour contrer l’initiative de l’UDC contre une Suisse à 10 millions d’habitants, qu’il combat.

L’asile ne pèse pourtant pas lourd au niveau démographique: selon le dernier rapport annuel du Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM), l’effectif des personnes relevant du domaine de l’asile en Suisse à fin décembre 2024 s’établissait à 226'706 personnes, soit 2,5% de la population. Ces chiffres incluent tant les personnes admises à titre provisoire que les réfugiés reconnus. Le SEM s’attend par ailleurs à une nette diminution des demandes d’asile en 2025.

Extrait du commentaire sur la statistique en matière d'asile 2024 du SEM

Plus que jamais avec la montée d’un sentiment anti-migratoire au niveau international, la problématique des renvois est politique. Voici cinq des questions gênantes qui se posent à la suite des exemples récents.

1

La Suisse est-elle prête à assumer le décès d’un enfant?

Comment le SEM peut-il affirmer que les soins médicaux sont garantis, alors que l’hôpital où Gildas est soigné à Zagreb conseille à sa famille de quitter la Croatie pour soigner l’enfant?

Concernant le règlement Dublin, la position de la Suisse est alignée sur celle des Etats européens qui participent à ce système: tous, y compris la Croatie, s’engagent à garantir «des soins médicaux appropriés» aux migrants. Ni le SEM, ni le Tribunal administratif fédéral, qui soutient les décisions du Secrétariat d’Etat aux Migrations à 98,8% (chiffres fournis par le SEM pour 2023), ne regardent plus loin en règle générale: «Dans le cas des transferts Dublin, il n’y a pas de place pour un véritable examen séparé des conditions empêchant l’exécution du renvoi (en cas de mise en danger concrète)», confirme Cesla Amarelle. «Les tribunaux présupposent que les Etats membres de Dublin disposent de conditions d’accessibilité à des soins médicaux nécessaires à garantir la dignité humaine, du moins pour le temps que dure la procédure.»

Selon l’ancienne conseillère d’Etat, les autorités fédérales et cantonales, qui se prononcent sur l’exigibilité du renvoi et son exécution, devraient «être beaucoup plus attentives aux personnes ne pouvant pas être renvoyées pour des raisons de santé. Faute de quoi elles violent les standards en matière de droits humains.»

Depuis des années, les renvois vers la Croatie sont critiqués notamment en raison du manque d’accès aux soins des personnes migrantes dans ce pays. Les informations recueillies par l’OSAR révèlent ainsi «un système de soins de santé saturé dans lequel il est difficile pour les personnes ayant des besoins médicaux particuliers de recevoir un traitement régulier. L’offre de prise en charge psychiatrique, dont ont précisément besoin les personnes traumatisées, est par exemple très limitée. Le manque d’interprètes pose également problème.»

2

Pourquoi la Suisse ne respecte-t-elle pas la Convention des Nations unies relative aux droits des enfants?

Selon cette convention qu’elle a ratifiée en 1997, la Suisse doit garantir que l’intérêt supérieur de l’enfant soit une considération primordiale dans toute décision affectant directement ou indirectement ses droits fondamentaux. «Cette convention impose à la Suisse d’évaluer la situation personnelle d’un enfant au moment où une décision du type renvoi vers un pays tiers est prise», résume Jean Zermatten, ancien président du Comité des droits de l’enfant de l’ONU.

«
On considère généralement l’enfant comme un «bagage» de ses parents, et non comme une personne à part entière, ce qui est contraire à cette convention
Jean Zermatten, ancien président du Comité des droits de l'enfant de l'ONU
»

«Il faut ensuite inventorier toutes les solutions possibles pour cet enfant et choisir celle qui favorisera son développement harmonieux, tant sur un plan physique que psychique, social ou spirituel. Or, dans le cas des migrations, les décisions sont prises avant que cette pesée d’intérêts ne soit faite. On considère généralement l’enfant comme un 'bagage' de ses parents, et non comme une personne à part entière, ce qui est contraire à cette convention.» Jean Zermatten précise bien qu’il s’agit «d’un droit de chaque enfant, et non pas seulement d’une possibilité».

Pourquoi la Suisse n’applique-t-elle pas ce droit?

3

Pourquoi est-ce que la Suisse n’active pas sa clause de souveraineté?

Le règlement Dublin inclut une clause de discrétionnaire ou de souveraineté, qui permet à un Etat de renoncer au transfert d’une requérante ou d’un requérant d’asile vers le pays responsable et de traiter lui-même une demande, notamment pour des motifs humanitaires et de compassion.

Pourquoi la Suisse ne l’active-t-elle pas dans des cas comme ceux de Gildas et Bezma?

4

La Suisse assume-t-elle le titre de «championne de la brutalité policière lors des renvois»?

Ce qualificatif, énoncé par la conseillère juridique Andrea Jelovčić, de l’ONG croate Centar za mirovne studije (Centre pour les études de la paix), interroge sur la manière dont les renvois sont exécutés depuis notre pays. En la matière, ce sont les cantons qui sont responsables. Mais ils doivent composer avec une contrainte de taille: les renvois vers la Croatie se font essentiellement par charter depuis Zurich, et sous escorte policière – une exigence de la compagnie aérienne, selon un rapport du Comité national de prévention de la torture (CNPT) datant de juillet 2024.

Ces charters affrétés par le SEM interrogent sur leurs coûts financiers et climatiques, certains avions ne transportant qu’une poignée de migrants. Y prennent part un médecin d’une entreprise privée mandatée par le SEM, ainsi qu’un représentant de la CNPT.

Dans le canton de Vaud, comme les vols décollent le matin depuis Zurich, les policiers doivent régulièrement aller chercher les personnes concernées au milieu de la nuit, ce qui nécessite une dérogation du Conseil d’Etat. Le directeur de la communication de la police cantonale vaudoise Jean-Christophe Sauterel nous avait par ailleurs confirmé que «pour garantir la sécurité de toutes et tous», les enfants ne sont pas assis à côté de leurs parents pendant les trajets, même s’ils se déplacent dans le même véhicule qu’eux. Lors du renvoi depuis Vallorbe d’une famille avec quatre enfants en janvier, une maman n’aurait ainsi pas pu garder près d’elle son bébé de moins d’une année, qui aurait pleuré durant tout le trajet, selon le témoignage du père, recueilli par Blick.

D’après l’OSAR, «les personnes directement concernées parlent de ligotages, d’enlèvements en pleine nuit et d’expériences traumatisantes». Une pratique des autorités suisses que l’organisation juge «disproportionnée par rapport à l’objectif de l’exécution d’un transfert Dublin». Cette disproportion a également été dénoncée par la Commission nationale de prévention contre la torture, qui critique notamment la séparation des familles pendant les renvois, ainsi que les expulsions de nuit. Dans son dernier rapport, la CNPT souligne que la prise en compte des intérêts supérieurs de l’enfant est globalement insuffisante lors des renvois. Elle a été témoin de mesures de contrainte «potentiellement traumatisantes» à l’égard d’enfants, ainsi que de femmes enceintes et allaitantes.

Que font la Suisse et les Cantons de ces recommandations?

5

La Suisse est-elle vraiment au courant de la situation en Croatie?

Gildas, Bezma et leurs familles ont été expulsés vers la Croatie sur la base du règlement Dublin. Selon ce système, un demandeur d’asile doit être transféré dans le premier pays européen où les autorités ont pris ses empreintes digitales.

D’après plusieurs associations et ONG, la Croatie se rend régulièrement coupable de violations des droits des réfugiés. Différentes enquêtes attestent en outre de violences commises par la police et les gardes-frontières croates, ainsi que de refoulements de migrants aux frontières.

L’an dernier, la Suisse a transféré 354 personnes vers cet Etat de l’ex-Yougoslavie, contre 206 en 2023, et dix fois moins les années précédentes en chiffres absolus. La Croatie est le second pays où la Suisse renvoie le plus de migrants dans le cadre de l’accord Dublin, après l’Allemagne.

Pour justifier la poursuite des renvois, le SEM opère une stricte distinction entre les entrées de réfugiés en Croatie par voie terrestre et les retours Dublin par avion. Le Secrétariat d’Etat aux migrations estime que le système d’asile croate ne présente pas de faiblesses systémiques. «Le HCR a d’ailleurs confirmé ces évaluations dans son rapport annuel de septembre 2024», précise le SEM.

Pour asseoir la position de la Suisse, le Secrétariat se base principalement sur une «évaluation» effectuée par l’ambassade de Suisse à Zagreb en 2019, qui a été mise à jour en janvier 2023. Nous avons obtenu ces documents du SEM, qui les a caviardés. Le premier est un e-mail qui tient sur une page et demie. Il fait suite à des rencontres avec des représentants du Ministère de l’Intérieur et de l’office des migrations croates, ainsi qu’avec l’ombudswoman de la république de Croatie, en charge de la protection des droits humains. Quant à la mise à jour de janvier 2023, signée par l’ambassadeur de Suisse à Zagreb Urs Hammer et expurgée des noms des entités consultées par la représentation suisse en Croatie, elle conclut qu’il n’y a «pas d’infraction systématique aux droits de l’homme» dans ce pays, mais qu’il n’est pas possible de «garantir que tous les droits des personnes soient respectés», tout en soulignant qu’il n’y aurait «pas d’irrégularités connues» en ce qui concerne le traitement des rapatriés Dublin.

Le rapport de 2019 est également mentionné dans un arrêt de référence du Tribunal administratif fédéral (TAF) datant de mars 2023, qui continue à approuver le renvoi de requérants d’asile vers la Croatie. Un avis de droit rendu en juillet 2024 au sujet de cet arrêt critique le manque d’argumentation de la part du TAF quant aux risques de refoulements illégaux avec violences qu’encourent les personnes «dublinées» à destination de la Croatie, ainsi qu’aux potentielles défaillances de la procédure d’asile croate.

*Noms connus de la rédaction

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