Il fait chaud et les nuées de chicha qui émanent des tables voisines, sur la terrasse du MAD Café de Lausanne, rendent plus étouffante encore cette place bétonnée du quartier du Flon. On y retrouve l’écrivain Quentin Mouron, le vendredi 16 août, dans la torpeur d’une fin de journée d’été.
Des jeunes femmes très apprêtées commandent des cocktails aux teintes fluo et tirent nonchalamment sur leur pipe à eau. C’est un peu le cadre parfait pour parler influenceurs et réseaux sociaux, non? Et Quentin Mouron en a, des trucs à dire, sur cette industrie du paraître — c’est le sujet de son dernier livre boutefeu.
À 35 ans, le Canado-Suisse, qui vit dans le Nord vaudois, en est à son septième roman. Après deux recueils de poésie, celui qui est aussi enseignant et chroniqueur, notamment chez Blick, revient à la prose avec «La dernière chambre du Grand Hôtel Abîme», paru aux Éditions Favre au début de l’été. Un récit sous haute tension, qui flirte avec le genre du thriller. Une tragédie ultramoderne, qui met en scène le scintillant et cruel monde de l’influence, à travers des personnages aussi imbuvables que fascinants.
Tout commence avec Sixtine, influenceuse à succès retrouvée morte au bord de la piscine d’un luxuriant hôtel – celui qu’évoque le titre. C’est l’histoire de ses derniers jours, qu’on nous raconte. On a demandé à Quentin Mouron ce qu’il voulait dire des réseaux sociaux et de notre monde hyperconnecté, avec ce nouveau récit à l’anthracite. Interview.
Quentin Mouron, vous êtes un personnage public avec un certain goût pour la provoc' sur les réseaux sociaux. Est-ce que vous vous voyez un peu comme un influenceur?
Non. Influenceur, c’est vraiment devenu un métier, paraît-il. Moi, je suis plutôt un artiste. Est-ce qu’un artiste a de l’influence? Peut-être, je l’espère. Mais ce n’est pas la même chose. Même si je me suis déjà qualifié d’influenceur, il est vrai – c’était juste un trait d’humour.
Et est-ce que vous êtes un «connard idéaliste», qui a un «problème avec la réalité», comme Hugo, un des personnages principaux de votre dernier roman, «La dernière chambre du Grand Hôtel Abîme»?
Je suis tout l’inverse d’un idéaliste. Quand on écrit un roman, je crois qu’il faut au contraire avoir un problème avec l’idéal et être proche de la réalité… C’est ce que j’essaie de faire, du moins.
Vous n’avez pas répondu à la question de savoir si vous êtes un «connard».
(Rires) Selon certains, évidemment, oui. Mais j’ai l’impression de ne pas l’être dans ma vie privée. Seulement lorsque je suis un personnage public.
Est-ce que vous méprisez les influenceurs? Ils sont au cœur de votre dernière œuvre, et on a l’impression que vous leur voulez un peu du mal, quand même – à l’image de Sixtine, une influenceuse qui gît sans vie près d’une piscine en guise d'introduction.
Pas du tout! D’ailleurs, je ne méprise aucun groupe de personnes. Je ne méprise que des individus au cas par cas.
L’avènement des réseaux sociaux, c’est la grande tragédie de notre siècle, comme on l’entend parfois dire?
Non, pas du tout, en fait. Le vide existentiel et intellectuel qui caractérise notre siècle était déjà là avant les réseaux. Il a émergé de nos sociétés post-religieuses et post-idéologiques. Et, au contraire, les réseaux sociaux comblent, peut-être, ce vide. Même s'il est vrai que, parfois, les Instagram et Facebook mettent du sel sur cette plaie, en accélérant et décuplant tout, mais ce ne sont pas eux qui l’ont créée.
Si je vous parle de tragédie, c’est aussi et surtout parce que votre dernier livre est une tragédie 2.0, dont les héros sont des influenceurs en mal de sens du réel. Qu’est-ce que vous avez voulu dire de notre société, avec cette histoire?
Le terme tragédie est très juste. Une tragédie, ce sont des gens écrasés par leur destin. Et c’est exactement ce que je montre dans ce texte. Mes personnages sont écrasés par leur propre destin. Leur liberté existe encore, mais seulement à l’état de trace – trace de cocaïne, d’ailleurs, parfois. Après, je n’ai pas vraiment voulu dire quelque chose, avec cette histoire: j’ai voulu voir et monter.
C’est-à-dire?
Je crois que le roman, c’est le fait de voir plus que de dire. Ce n’est pas le lieu d’un discours, mais celui d’une vision. J’essaie de livrer ce que je vois du monde, avec le filtre de mes propres névroses, avec ma propre sensibilité, certes. J’observe simplement le monde, qui se fait et qui se défait, avec ce nouveau paradigme que sont les influenceurs. Mais aussi en portant mon regard sur des thématiques plus ancestrales, comme la violence masculine, la prédation du corps des femmes. Ce sont des thèmes très vieux, mais que j’explore sous le nouveau prisme des réseaux, qui je pense accélèrent ou font dégénérer cette violence plus encore, car on la sort du cadre privé pour en faire quelque chose de public, sur la grande place du village qu’est internet.
Et vous, qu’est-ce que ça dit de votre rapport aux réseaux?
Oh, ça, je laisserai mon psychanalyste vous réponde, je le paie assez cher pour (rires)! Non, blague à part, je crois que quand un auteur veut se livrer, il écrit plutôt des poèmes par exemple. Ce que j’ai fait, avant de revenir au roman. Mais dans le roman, pour en faire un bon, il faut se perdre de vue soi-même.
Soi-même, les autres… Au fait, est-ce que la réalité existe encore, depuis que nous vivons à travers nos écrans?
Je ne sais pas si on vit à travers nos écrans. Je dirais plutôt que les écrans sont un simple prolongement de notre monde. C’est d’ailleurs ce que je fais dire à mon personnage Sixtine, dans ce dernier livre: il n’y a pas de distinction entre l’artifice et la réalité. Il n’y en a jamais eu.
On l’a bien compris, au bout de votre dixième livre: quand vous faites de la satire, tout et tout le monde y passe, de la bourgeoise hyperconnectée aux mondes alternatifs. Vous détestez plus les squatteurs ou les bourgeois?
Les bourgeois, même si les deux peuvent avoir des côtés agaçants. C’est la bourgeoise qui détient le pouvoir, et quand on fait une satire, une vraie, ce qui est le cas de ce roman je l'espère, on s’en prend forcément aux puissants. On ne satirise pas des gens qui sont déjà des victimes.
Il est vrai que vos personnages, dans ce livre, sont quasi tous des bourgeois.
Oui, et d’ailleurs, il serait intéressant, dans un prochain livre, d’explorer le monde des petits influenceurs, plutôt que celui de ceux qui ont percé. Ou qui viennent de toute façon d’un milieu assez aisé pour ne pas trop se soucier de percer. Ces wannabe sont certainement encore plus tragiques.
Pourquoi plus tragiques?
On imagine volontiers tous les influenceurs en vacances à Doha avec des grosses voitures. En fait, les influenceurs sont encore plus perméables que d’autres à la vraie grande tragédie de notre époque, pour reprendre vos termes, qui est le fait de faire croire que tout le monde peut y arriver. À l’image du coaching, du milieu du développement personnel, de tous ces métiers qui ne demandent pas de formation particulière, dans le business de l’influence, il y a beaucoup d’appelés, et très peu d’élus en réalité. Et ça créé une sorte de frustration générale.
Au fil des pages de votre dernier livre, il y a de la drogue, de la baise, du sang, de la méchanceté ordinaire… Et on peut dire que vous avez, de manière générale, un peu construit votre carrière littéraire sur la provoc’. Vous n’en avez pas un peu marre, de provoquer pour provoquer?
Non, je n’en ai pas marre, car je ne pense pas faire de la provocation gratuite ou stérile! La provocation, littéraire en l’occurrence, s’inscrit justement dans ce genre, très ancien et très noble, qu’est la satire. Et qui permet aux gens déclassés, simples, d’avoir un peu de pouvoir, eux aussi. Mais la provocation pour la provocation ne m’intéresse pas.
Est-ce que vous pensez que les réseaux sociaux ont, au final, émoussé la liberté de la presse et la liberté d’expression en général, au lieu d’en être les facilitateurs?
Je pense que les réseaux sociaux ont, au contraire, permis d’avoir plus de liberté d’expression. Mais c’est une liberté qui demande plus de vigilance, un sens critique plus aiguisé que jamais, et une presse plus critique et plus virulente, dans le bon sens du terme.