L’adage est bien connu: rares sont les affaires politico-financières françaises de ces cinquante dernières années qui n’ont pas de ramifications en Suisse, et en particulier à Genève. Aucune surprise, donc, dans le fait de retrouver la cité des bords du Léman dans l’acte d’accusation de 557 pages épluché par le Tribunal correctionnel de Paris. Lequel entame ce lundi 6 janvier l’un des procès les plus attendus de l’année en France: celui de Nicolas Sarkozy, 69 ans, et de douze autres personnes (dont trois anciens ministres) accusés d’avoir monté un réseau de corruption alimenté par l’argent du défunt dictateur libyen Kadhafi pour financer la campagne victorieuse de l’ex-chef de l’Etat français, élu en mai 2007.
Fait important: le montant supposé des donations libyennes n'a pas pu être établi au cours des dix ans d'enquête. Et aucune preuve matérielle de ces dons n'a pu être obtenue lors de l'instruction qui repose sur des «faits concordants».
L’ombre de la Suisse et de la place financière de Genève? En 2025, cette question n’a plus du tout la même importance. L’abandon du secret bancaire par la Confédération le 13 mars 2009, puis le ralliement de la Suisse à l’échange automatique d’informations fiscales pour les comptes des non-résidents avec ses partenaires de l’OCDE, à partir de 2017, a changé radicalement la donne.
L’affaire Cahuzac
En France, l’affaire du compte helvétique de l’ancien ministre socialiste du budget Jérôme Cahuzac (d’abord déposé à UBS en Suisse, puis à Singapour à la banque Reyl), condamné en 2018 à deux ans de prison ferme, a permis de mettre au jour les pratiques qui furent longtemps «standard»: ouverture de comptes numérotés supposés anonymes, remise d’enveloppe de cash, voyages discrets en Suisse des bénéficiaires pour récupérer leurs sommes dissimulées. Même le très rigoureux Premier ministre français Raymond Barre (décédé en 2007) avait eu recours aux services des banques genevoises. Ses deux fils, mis en examen pour blanchiment, ont ensuite régularisé leur situation et bénéficié d’un non-lieu prononcé en février 2023.
Et Nicolas Sarkozy? Et la Libye de Kadhafi, cet officier qui régna sans partage sur le pays d’Afrique du Nord de 1969 jusqu’à ce qu’il soit capturé et tué par les insurgés près de son fief de Syrte le 20 octobre 2011? Au moins trois filières permettent de remonter à Genève, et elles seront à coup sûr évoquées durant le procès qui s’achèvera le 12 avril.
La première piste est liée à un homme à la réputation sulfureuse, longtemps habitué du bar de l’Hôtel des Bergues à Genève, où il avait l’habitude de donner ses rendez-vous: Alexandre Djouhri, 65 ans. Sa biographie, et ses années de résidence au bord du Léman, dans sa propriété de Chêne-Bougeries, ont été détaillées dans «L’affairiste» (Ed. Stock), le livre que lui ont consacré les journalistes français Joan Tilouine et Simon Piel. Cet intermédiaire franco-algérien, autrefois proche d’Anthony Delon (l’un des fils de l’acteur décédé en 2024) a été mis en examen au début 2020 pour «faux et usage de faux, corruption active, complicité de détournement de fonds publics, blanchiment de corruption active et passive et blanchiment de fraude fiscale». Impossible d’imaginer qu’Alexandre Djouhri ne soit pas interrogé sur le possible transit de l’argent libyen via la Suisse et ses banques.
Bachir Saleh, l’argentier de Kadhafi
La seconde piste helvétique concerne un ex-dirigeant clé de la Libye de Mouammar Kadhafi, Bachir Saleh, ancien intermédiaire financier du dictateur défunt, et autrefois familier d’Alexandre Djouhri. Présumé vivre en exil à Dubaï, victime d’une tentative d’assassinat en 2018, Saleh, âgé de 78 ans, est l’un des treize coaccusés du procès de Paris. Il sera jugé en son absence pour les mêmes chefs d’accusation que Djouhri, car il n’a pas été retrouvé malgré un mandat d’arrêt international lancé contre lui en mai 2012. Il s’était à l’époque enfui en Afrique du Sud, avec l’aide de Djouhri, après avoir vécu plusieurs mois dans le pays de Gex, à proximité de Genève.
Or coup de théâtre le 18 décembre dernier, révélé par le site «Off Investigation». Le Tribunal Fédéral suisse a alors exhumé son dossier judiciaire pour suspendre l’ordonnance pénale du 12 décembre 2023 qui le déclarait coupable de «participation à une organisation criminelle» et de «blanchiment d’argent aggravé» via le «détournement des revenus du commerce national de pétrole et en s’appropriant illégalement d’autres ressources publiques». Motif de cette suspension bien tardive, à la veille du procès Sarkozy? Le recours déposé par les avocats helvétiques de Bachir Saleh le 6 février 2024. Bachir Saleh se retrouve donc seulement soupçonné en Suisse, et non coupable.
Les tableaux de Claude Guéant
La troisième piste est celle laissée par l’ancien bras droit de Nicolas Sarkozy, à savoir l’ex-Secrétaire général de l’Élysée puis ministre de l’Intérieur Claude Guéant, 79 ans, lui aussi parmi les treize accusés. Ce dernier a déjà été condamné en 2019, puis en 2022, pour «détournement de fonds publics» dans des affaires de versement illégal de primes en liquide. Il se retrouve, dans ce procès de l’argent libyen, mis en examen pour avoir «blanchi» de l’argent via l’achat et la revente (surfacturée) de deux tableaux. L’intermédiaire financier qui avait effectué les virements était alors un cadre du Crédit agricole Suisse. Le nom de la banque helvétique, dont le siège se trouve à Genève, se trouve aussi mêlé aux opérations financières de l’ex-dirigeant libyen Bachir Saleh.
La place financière suisse, Kadhafi et Sarkozy: pendant les quatre mois de ce procès-fleuve, des révélations (ou des aveux) pourraient bien venir alimenter, et peut-être clarifier, ce dédale franco helvétique que lequel l’ancien président français, présumé innocent, a toujours qualifié de «complot».