Le nouveau président de la Confédération Ignazio Cassis a passé la semaine du Nouvel An au Tessin, à l'exception d'un jour: il s'est rendu à Berne pour l'enregistrement de son discours de Nouvel An dans les quatre langues nationales, mais aussi pour offrir une interview à Blick. Elle a lieu dans sa salle de réunion, située dans l'aile ouest du Palais fédéral. Il l'a récemment fait redécorer. La consigne donnée aux responsables artistiques de la Confédération? De la couleur!
Monsieur le Président de la Confédération, Noël est passé et la nouvelle année a commencé. Comment avez-vous passé les fêtes?
Ignazio Cassis: Ma famille et moi avons fêté Noël à Sessa, chez ma mère. De manière très traditionnelle, avec beaucoup de discussions et trop de choses à manger et à boire. Le jour de l'An, ma femme et moi sommes restés à la maison en raison de la situation sanitaire tendue.
Vous prenez la tête du gouvernement au milieu d'une crise historique. Avec quelles ambitions entrez-vous en fonction?
Mon ambition est de rester engagé et en bonne santé jusqu'à la fin de l'année. Et aussi de bien diriger les séances du Conseil fédéral – cela semble banal au premier abord, mais en réalité, c'est une tâche difficile. La dynamique de groupe reflète les différentes mentalités et exigences politiques de notre pays.
Quelles sont vos exigences vis-à-vis du Conseil fédéral?
Nous ne devons pas craquer. Nous vivons tous cette crise, cela vaut autant pour les organes politiques que pour la population. Au Parlement, je ressens cette tension.
Au Conseil fédéral aussi?
Nous devons veiller à ce que cet organe ne soit pas trop sollicité par des problèmes que l'Administration peut également résoudre. Le Conseil fédéral doit rester en forme pour se consacrer aux tâches stratégiques.
A quelle fréquence êtes-vous en contact avec les conseillers fédéraux ces jours-ci?
Aussi souvent que nécessaire. Nous suivons la situation de très près et sommes prêts à tout moment à organiser une réunion, qu'elle soit physique ou virtuelle. Le Conseil fédéral a par exemple communiqué au sujet de la situation actuelle lors d'une conférence téléphonique à la Saint-Sylvestre.
Un médecin est désormais président de la Confédération. Allez-vous aborder cette tâche différemment de vos prédécesseurs?
J'ai d'autres sensibilités, mais la direction du pays se fait indépendamment du contexte professionnel du président de la Confédération. Il n'a pas le pouvoir de fixer seul le cap. Toutefois, un cerveau scientifique fonctionne sans doute différemment de celui d'un avocat ou d'une économiste d'entreprise, par exemple.
Comment cela se manifeste-t-il?
Mes collaborateurs disent que mon cerveau fonctionne comme le programme Excel et non comme Word. J'aime m'appuyer sur des faits et des preuves, j'ai besoin de liens et de données. Je suis médecin et j'ai du mal avec les affirmations et les suppositions, même si elles font partie de la politique.
Testons-donc le tableau Excel: le variant Omicron est très contagieux, la Suisse se dirige vers 20'000 contaminations par jour. A quoi vous attendez-vous dans les semaines à venir?
Une poursuite de la propagation du virus Omicron, jusqu'à ce qu'il ait supplanté les autres variants. D'autres pays ont déjà connu cette évolution. L'histoire de la médecine le montre: les épidémies apparaissent et finissent généralement par disparaître avec des virus très infectieux, mais qui entraînent des maladies moins graves. D'un point de vue biologique, les virus ne veulent pas tuer les personnes dont ils se nourrissent. Cela signifie également leur mort.
Une bonne évolution donc?
Nous devons rester vigilants. L'objectif premier est de ne pas surcharger l'infrastructure hospitalière et de maintenir la mortalité à un niveau bas. Pour cela, nous devons vacciner et booster encore plus. Mais si le variant cliniquement faible d'un virus arrive et se propage, ce n'est effectivement pas une mauvaise chose d'un point de vue médical.
Cela semble positif à moyen terme. Mais qu'en est-il du court terme? En début de semaine, le canton de Lucerne a averti que le triage était imminent. Cela ne ressemble pas à une détente, et pourtant le Conseil fédéral renonce à prendre d'autres mesures.
A court terme, nous devons éviter une surcharge des unités de soins intensifs. Aujourd'hui, le taux d'occupation des unités de soins intensifs en Suisse, qui est d'environ 80% – dont la moitié de patients coronavirus — peut encore être géré. Mais cela peut changer rapidement en raison de la propagation rapide du variant.
Mais un taux d'occupation de 80% n'est pas négligeable. Cela ne laisse guère de marge de manœuvre.
Un taux d'occupation de 80% est normal. Mais s'il augmente, il faudra réserver les lits des soins intensifs pour les cas plus graves. Les médecins de ces unités seront alors confrontés chaque jour à des décisions difficiles de triage.
Cela n'aide guère les patients dont l'évolution est grave.
Comprenez-moi bien, cela fait mal que tant de patients aient besoin d'un lit d'hôpital malgré la possibilité de se faire vacciner. La grande majorité des cas pourraient d'ailleurs être évités, car il s'agit presque toujours de personnes non vaccinées. Toujours est-il qu'aujourd'hui, rares sont ceux qui meurent, la plupart rentrent chez eux en bonne santé. Mais pour la société – et en particulier pour le personnel médical — cette situation est une lourde charge.
L'augmentation du nombre de lits de soins intensifs ne permettrait donc pas de sauver plus de personnes?
Nous pourrons augmenter les capacités en Suisse si cela s'avère nécessaire. Mais ce n'est pas le cas actuellement. Des surcharges locales sont possibles, comme à Lucerne ou ailleurs. Mais que le système de solidarité intercantonale peut les soulager, comme lors de la première vague. Nous sommes prêts à réagir à tout moment, y compris avec des moyens fédéraux comme la protection civile ou l'armée.
Dans le pire des cas, faudrait-il tenir compte du statut vaccinal pour la répartition des places en soins intensifs?
Nous n'en sommes pas là aujourd'hui, et je ne pense pas que nous en arriverons à ce point. Le taux de vaccination augmente, même si c'est malheureusement lent.
Ces derniers mois, le débat politique s'est durci. Comment avez-vous vécu ce durcissement des relations?
Je suis inquiet pour la cohésion de la Suisse. Je vois trop de querelles et trop d'intolérance envers ceux qui pensent différemment. C'est l'expression d'une polarisation croissante. Nous ne sommes pas habitués à cela, la Suisse repose sur la tolérance et la diversité. Et si nous ne percevons plus cette diversité comme une richesse, mais comme une menace, nous avons un problème dans notre culture politique. C'est aussi pour cette raison que la diversité sera une préoccupation centrale de mon année présidentielle.
Quelles sont vos expériences personnelles?
Les chiffres montrent que les menaces et l'hostilité ont fortement augmenté. Cela concerne aussi les conseillers fédéraux. C'est pourquoi les mesures de protection ont été renforcées. Mais je n'ai heureusement jamais ressenti de réel danger. On se rend compte qu'il y a des gens qui ne nous aiment pas, qui se moquent de nous. Avant, quand on pensait que le président de la Confédération ou un magistrat était un idiot, on ne le lui disait pas en face. Aujourd'hui, certains se sentent légitimés à le faire. C'est surtout sur les réseaux sociaux que le venin coule à flot.
Est-ce une conséquence de la pandémie?
C'est lié au Covid, mais pas seulement. Le contexte est un changement d'époque. Nous vivons une transition vers une nouvelle ère: intelligence artificielle, numérisation, industrie 4.0. Cela fait peur à beaucoup de gens. Et en plus, il y a une pandémie. Certains perdent la boussole.
Que peut-on faire contre cela?
Avoir du respect et écouter. Même les personnes non vaccinées. Sinon, celles-ci ne peuvent pas évoluer dans leur opinion. Les menaces telles que l'obligation de se faire vacciner n'aident pas pour l'instant. Mais il ne faut pas non plus leur faire comprendre que seule leur liberté compte. Ma liberté s'arrête là où commence la vôtre. Nous l'avons héritée de génération en génération. Ce sentiment est tout à coup devenu fragile.
Le regard d'un Tessinois sur les questions de diversité est-il plus aiguisé que celui d'un Suisse alémanique?
Je suis très prudent dans ce genre de comparaisons. Mon regard est différent, c'est sûr. Et j'en suis fier.
Cela fait 24 ans depuis que le dernier Tessinois, Flavio Cotti, a été président de la Confédération.
C'est une génération. Une génération qui s'est sentie de plus en plus étrangère dans son propre pays et qui est donc particulièrement fière aujourd'hui qu'un représentant de la communauté linguistique italienne soit à nouveau président de la Confédération.
Quels seront vos accents?
Pour donner plus de poids à la diversité, je souhaite tenir deux séances du Conseil fédéral extra muros, à Genève et dans le Val Müstair. A l'ouest et à l'est. Je souhaite également promouvoir les langues minoritaires, par exemple en poursuivant la semaine rhéto-romane et en soutenant la semaine italienne. En outre, les visites diplomatiques ne doivent pas seulement avoir lieu à Berne ou à Genève, mais aussi dans des villes plus petites dans tout le pays, où la politique étrangère est peu présente.
La présidence de la Confédération est-elle aussi pour vous une plateforme pour les élections de renouvellement de 2023?
Cela ne joue aucun rôle pour moi. Je veux bien exercer ma fonction et y prendre du plaisir. Les calculs politiques des partis et les classements sont moins importants.
Mais vous vous présenterez à nouveau en 2023?
Il est prématuré d'en parler. La pandémie a montré à quel point beaucoup de choses sont volatiles. Deux ans, c'est très loin.
Mais votre entrain est toujours là?
Absolument!
Parlons donc de quelque chose qui va nécessiter toute votre énergie: le dossier européen. Le commissaire européen Maros Sefcovic avait fixé un ultimatum à la Suisse pour qu'elle présente d'ici la rencontre du Forum économique mondial une feuille de route sur la manière d'aborder les questions en suspens. Cet ultimatum est-il reporté, en même temps que le Forum, au début de l'été?
Il n'y a pas d'ultimatum. La Suisse ne fonctionne pas ainsi.
Mais apparemment, l'UE oui. Cette semaine, Maros Sefcovic a déclaré que Bruxelles devait savoir d'urgence si la Suisse voulait négocier sérieusement.
Ce n'est pas à nous de dire à l'UE comment elle doit communiquer. On sait depuis quinze ans que l'UE a des exigences claires. Il y a sept ans, la Suisse a commencé à répondre à ces exigences par un accord-cadre institutionnel. Jusqu'à ce que le Conseil fédéral doive reconnaître en mai que cette voie était un pas trop important en termes de politique intérieure. Une alternative est désormais recherchée.
A quoi pourrait-elle ressembler?
Nous voulons faire des concessions à l'UE, mais nous ne répondrons pas à toutes ses exigences. Nous ne sommes pas membres de l'UE. Mais comme elle, nous avons intérêt à entretenir de bonnes relations mutuelles.
Tout le monde est content que vous ayez à vous occuper de la patate chaude. Vous sentez-vous abandonné par le Conseil fédéral?
Chaque département a ses défis. Ce dossier est difficile depuis des années, ce qui a été une des raisons de la démission de mon prédécesseur (le conseiller fédéral neuchâtelois PLR Didier Burkhalter, ndlr.). Le thème des relations avec nos voisins nous accompagne depuis les débuts de la Suisse et continuera à nous accompagner. Nous avons toujours trouvé une voie dans nos relations avec l'Europe. Comme pour la pandémie, nous ne devons pas céder à la panique, mais affronter la situation avec calme et assurance.
(Adaptation par Jocelyn Daloz)