La guerre totale a été pratiquée par les Suisses. Une guerre sans limites, sans respecter rien d’autre que la loi du sang, des pillages et de la victoire. A l’heure où la question du droit de la guerre est brandie dans le conflit qui oppose le Hamas à Israël, l’histoire nous montre combien même les populations aujourd’hui réputées les plus paisibles ont pu, jadis, se livrer aux pires exactions.
Ce fut le cas des soldats confédérés, vainqueurs le 5 janvier 1477 de la bataille de Nancy qui s’acheva par la mort de Charles le Téméraire. Son duché, la très riche Bourgogne, ne se releva pas de cette défaite. Et les soldats suisses, impitoyables, ramenèrent dans leurs cantons un butin colossal, allant jusqu’à dépecer les cadavres des chevaliers français tués par leurs hallebardes.
Ne croyez pas que l’historien français Jean-Baptiste Santamaria livre, dans «La mort de Charles le Téméraire», un ouvrage anti-helvétique. Pas du tout. C’est au contraire une passionnante plongée dans la bataille qui changea le destin de l’Europe que nous offre l’auteur.
Tout y est. D’abord l’audace folle de ce duc de Bourgogne qui se croyait capable de rivaliser avec le roi de France, le très rusé Louis XI. Ensuite son incapacité à tirer les leçons de sa défaite déjà cinglante, face aux mêmes Suisses, à la bataille de Morat du 22 juin 1476. Sept mois séparent cette défaite de l’affrontement fatidique devant Nancy, le 5 janvier 1477. Le froid est dévastateur. Le Téméraire a commis l’énorme erreur de croire que les Suisses, venus de leurs cantons, ont été épuisés par leurs batailles précédentes. «Héritier d’une puissance considérable, Charles reste pour l’histoire le principal artisan de son naufrage», note l’historien.
Férocité helvétique
On ne lâche plus ce livre après l’avoir entamé. Surtout lorsqu’il parle des Suisses. Ceux-ci sont féroces. «Ils emportèrent tout ce qu’ils pouvaient. Ils dépouillèrent tous les corps de leur or, de leur argent et même de leurs vêtements. Ils embarquèrent des harnachements de chevaux. Ces merveilles permettaient aux vétérans helvétiques d’exhiber la preuve de leur participation à un événement hors du commun».
Imaginez en effet: Charles le Téméraire règne alors sur un duché qui part du sud de la France jusqu’aux actuels Pays-Bas. «Il passait pour le plus riche prince d’Occident», complète Jean-Baptiste Santamaria. Pour l’auteur, la motivation de la cruauté helvétique sur le champ de bataille ne fait aucun doute: «La promesse de s’emparer d’une partie de sa fortune avait aiguisé les appétits […] Après les victoires suisses de Grandson et Morat en 1476, la saisie d’une grande part de ses bagages avait déjà eu lieu. Le butin fabuleux pris alors par les Suisses incitèrent nombre de combattants à s’enrôler pour défier de nouveau le Téméraire».
Redoutables cantons suisses
Les cantons suisses sont redoutés. Berne, la ville la plus puissante, parvient à faire oublier son appétit insatiable de territoires et à constituer une coalition. L’armée bourguignonne menace. Bientôt, Le Téméraire contrôlera les Alpes. Il faut donc le stopper. «Berne et son alliée Lucerne parvinrent à mobiliser leurs réseaux, note l’auteur. Les deux villes évoquèrent le péril mortel que représentait la puissance bourguignonne pour les Suisses et plus largement pour le Saint Empire romain germanique. Berne put compter sur les vastes capacités militaires des cantons, désormais unis par une histoire déjà ancienne.»
Les Suisses ont en plus, à Nancy, une excellente raison de ne pas faire de quartiers. Un an plus tôt, le 28 février 1476, Charles le Téméraire a fait pendre toute la garnison du château de Grandson. «Il pratique une forme de terrorisme calculé, une méthode alors fréquemment employée mais qui aggravait les rancunes», écrit l’historien. Le mot est faible. Entre les cantons suisses et le duché de Bourgogne, la haine est au rendez-vous. Les premiers ne peuvent accepter ce voisin trop puissant dont ils redoutent l’appétit de pouvoir.
La prouesse du récit
Jean-Baptiste Santamaria réussit la prouesse de nous raconter une bataille d’il y a plus de cinq cents ans. Il la peint. On la voit sous nos yeux. Superbe reconstitution à partir des archives. Et formidable explication, aussi, de la succession d’événements qui, après la victoire suisse à Nancy, amènera les cantons à signer quarante ans plus tard, à Fribourg, le traité de paix perpétuelle avec le royaume de France. Un traité évoqué le 15 novembre dernier par Alain Berset devant Emmanuel Macron. Personne, alors, n’a mentionné le fait que cette paix n’aurait jamais pu être signée, sans la mort préalable de Charles le Téméraire et du duché de Bourgogne.
A lire: «La mort de Charles le Téméraire, 5 janvier 1477» par Jean-Baptiste Santamaria (Ed. Gallimard)