Cet homme fut un géant. Mais il avait des passions ordinaires. Trois passions, en fait, que deux livres récemment publiés analysent avec brio, tandis qu’un film, le Napoléon de Ridley Scott, va de nouveau porter sa légende à l’écran à partir du 22 novembre en France. L’Empereur des Français aima par-dessus tout une femme, Joséphine de Beauharnais. Il était dévoré par le besoin d’argent, pour lui et pour son État. Et il ne pensait qu’à la guerre, cet art de détruire dont il reste l’un des génies impitoyables.
Sa vie, son règne
Il fallait bien connaître Napoléon, sa vie, son règne, sa manière de réorganiser la France pour se plonger dans les caisses de son État, et dans le labyrinthe de sa fortune familiale amassée au fil des batailles victorieuses. Or Jean Tulard, l’un des meilleurs biographes de l’Empereur, était parfaitement placé pour le faire.
Nous voici donc, grâce à son livre «L’empire de l’argent» (Ed. Tallandier), dans les méandres financiers de ce règne d’une quinzaine d’années (du coup d’État de 1799 qui fit Bonaparte premier consul, à la défaite de Waterloo le 18 juin 1815) qui transforma la France. Plongée passionnante qui nous fait redécouvrir deux vérités.
La première: l’État français, sous la monarchie, n’a jamais cessé d’être surendetté. Napoléon hérite dès lors d’une faillite, alors qu’il doit lui-même financer ses expéditions militaires. Sa seule solution: lâcher la bride à la bourgeoisie naissante, issue de la révolution de 1789, pour spéculer et s’enrichir, afin de lui permettre de lever davantage d’impôts.
Le livre de Tulard est le récit du capitalisme napoléonien, qui reviendra un demi-siècle plus tard en France, à la puissance XXL, sous le règne de Napoléon III. Napoléon 1er commence par se servir et par enrichir les siens. Il transforme sa famille en puissance d’argent. Puis il distribue les prébendes, les droits, les concessions à ceux dont il sait avoir besoin: les banquiers.
La bourse nouvellement crée devient le centre de Paris. Mais attention: contrairement aux monarques qui l’ont précédé, Napoléon a un talent. Il croit en le progrès. Il mise sur l’industrie. C’est un Empereur résolument capitaliste qui fait de la noblesse nouvelle une arme de prospérité.
D’abord la famille
Seconde vérité du livre de Jean Tulard. Napoléon pense aux siens. Cet Empereur qui incarne encore aujourd’hui l’État dans toute sa force et sa splendeur veut que ses frères et sœurs forment la première famille régnante d’Europe. Il ferme donc les yeux sur leurs dépenses, comme il l’a fait pour celle dont il fut éperdument amoureux: Joséphine de Beauharnais.
C’est d’ailleurs autour d’elle, et de leur amour, que tourne le film à grand spectacle de Ridley Scott. Joséphine et l’argent: voici les deux premiers secrets de Napoléon. La première lui ouvrir les portes du Paris mondain. Le second lui permit de lancer ses armées à la conquête de l’Europe. Sans cette femme, et sans cet argent, jamais Bonaparte ne serait devenu Napoléon.
Le passage des Alpes
Le troisième secret de Napoléon est ausculté par un autre livre. Dans «Marengo, Austerlitz, Waterloo, trois batailles légendaires», l’historien militaire genevois Pierre-André Morand passe au crible chaque champ de bataille. Il nous montre comment les troupes sont arrivées là, y compris lors du fameux passage des Alpes par Bonaparte, via le col du Grand Saint-Bernard en mai 1800.
Il nous raconte le bivouac du futur Empereur à Martigny (Valais). Il nous décrit le transport des fûts de canon dans des troncs évidés, que des chevaux tirent sur la neige et le sol gelé. Marengo d’abord, ou la naissance de la légende. Puis Austerlitz, cette bataille sur laquelle tous les stratèges continuent de se pencher, tant Napoléon y fit montre de son habileté à prendre les troupes ennemies à revers.
La victoire fut finalement facile. L’Empereur était au sommet de son art: «Napoléon a appelé quelques-unes de ses batailles des combats de géants, mais il a nommé celle d’Austerlitz un jeu d’enfant et il a eu raison. Ce sont des enfants qu’il a corrigés» écrit l’auteur, ancien lieutenant-colonel dans l’armée suisse.
La chute de Blücher
Le clou du spectacle donné par ces deux livres et la bataille de Waterloo. Le 18 juin 1815 est le jour où tout aurait pu basculer. Le récit, par Pierre-André Morand, de la chute du général prussien Blücher, tombé la veille sous son cheval tué lors d’un affrontement, résume tout de ce jour fatidique.
Blücher, blessé, était à terre. Il aurait pu être capturé. L’armée prussienne se serait trouvée décapitée. Mais les cuirassiers français, lancés à pleine charge, ne l’ont pas vu. Et le vieux renard a pu se relever, puis repartir combattre aux côtés de l’anglais Wellington. Avec les conséquences que l’on sait.
Femmes, argent, stratégie: tout a souri à Napoléon. Jusqu’à ce que Joséphine s’éloigne et meurt (en mai 1814). Jusqu’à ce que l’argent manque. Et jusqu’au moment où, sur la plaine boueuse de Waterloo détrempée par la pluie, la chance indispensable au stratège change de camp. La fin de Napoléon intervient lorsqu’il perd la main sur les trois leviers de sa puissance. Cet Empereur-là, au fond, n’était qu’un homme.
A lire: «L’Empire de l’argent» de Jean Tulard (Ed. Tallandier)
«Marengo, Austerlitz, Waterloo» de Pierre-André Morand (Ed. Bernard Giovanengeli)
A lire aussi: «Vivre la grande armée. Être soldat au temps de Napoléon» de François Houdecek (CNRS Éditions)