J’ai passé quasiment deux jours, les 7 et 8 novembre à Genève, avec Alain Juppé. Je le dis d’emblée pour mettre cette chronique dans son contexte. J’avais lu, avant d’animer le diner-débat en sa présence – à l’initiative de l’association genevoise «Convergences» –, son livre de mémoires «Une histoire française» (Ed. Tallandier). Et j’avais bien sûr potassé le parcours politique de celui que Jacques Chirac, son mentor et patron, qualifiait de «meilleur d’entre nous».
Objectif: mieux cerner l’ancien Premier ministre qui, le 8 novembre, a ensuite été l’invité de Laetitia Guinand sur le plateau du Poing, son émission hebdomadaire de la chaîne Léman Bleu, où je me suis retrouvé aux côtés de Philippe Val.
J’ai retenu de ces deux jours ce que la lecture du livre m’avait révélé: l’exercice du pouvoir est toujours solitaire. Alain Juppé, aujourd’hui membre du Conseil constitutionnel français, est l’incarnation de cette vérité simple qui fait que tant de gens qualifiés, aujourd’hui, refusent d’entrer en politique. L’homme fut pourtant entouré d’alliés. Il était la figure de proue du clan Chirac. Il sut, mieux que d’autres, s’engouffrer dans le sillage creusé par l’ancien président, dont il fait l’éloge posthume de la «formidable énergie».
Mais «Une histoire française» est aussi le récit d’une solitude implacable qu’Alain Juppé a toujours cherché à rompre. Il conte ses histoires d’amour, ses évasions en Grèce et à Venise. Il parle de sa douleur de père parfois trop absent. Non, Alain Juppé n’est pas ce robot surdoué dénoncé par ses adversaires. Il est un homme. Seul.
Défaite en 2016
Le plus grand moment de solitude, même s’il choisit de peu s’épancher dessus dans son livre, fut sans doute sa défaite à la primaire de 2016 du parti «Les Républicains». Juppé dit que François Fillon, le vainqueur de ce scrutin, avait «un boulevard devant lui». Vrai.
Mais ce boulevard était aussi le sien, après le quinquennat de François Hollande. Juppé pouvait être président. Il était même programmé, formé, formaté pour le devenir. Mais le voulait-il? Avait-il en lui cette force qui permet de s’affranchir de la solitude implacable de la politique?
Le fait est que l’ancien maire de Bordeaux décida de ne pas saisir l’occasion lorsque la révélation des affaires politico-financières de Fillon ruina la candidature de ce dernier. Il aurait pu. Mais non. «Je n’étais pas un plan B» nous a-t-il avoué à Genève. Avec ce léger sourire qui dit, peut-être, la satisfaction d’avoir échappé à l’Élysée.
Bordeaux, le bonheur
La solitude politique n’est pas similaire dans toutes les fonctions publiques. Lire «Une histoire française» puis écouter Alain Juppé à Genève répondre aux questions d’un public acquis, c’est comprendre que Bordeaux, dont il fut le maire pendant vingt ans, fut sans doute sa plus belle expérience. Parce qu’il put «faire» et voir les résultats de ses projets. Et aussi, surtout, parce que l’on est jamais seul au niveau local.
La France, pays centralisé à l’excès, emprisonne ses responsables nationaux dans des tours d’ivoire dans lesquelles seuls les technocrates et hauts fonctionnaires peuvent réussir à s’immiscer. Le sommet du pouvoir, en France, ne fait pas qu’isoler. Il vous déconnecte. Il vous broie parce qu’il vous empêche de rester vous-même.
Telle est la leçon des mémoires d’Alain Juppé, l’homme qui avait le goût des autres sans être, comme Chirac ou Mitterrand, capable de s’affranchir du carcan de sa fonction. La morale, pour Emmanuel Macron, l'actuel locataire du «château», est aussi simple que limpide: lorsqu’un homme préside seul, il devient encore plus seul. Et lorsque la solitude s’installe, le monde réel disparaît, transformant votre présidence en jouet des circonstances, puis en machine à éternels regrets.
A lire: «Une histoire française» (Ed. Tallandier)