Une tragédie peut en cacher une autre. Un suicide collectif peut masquer la douleur d’un meurtre collectif. La quiétude de Montreux et des bords du Léman peuvent masquer l’horreur d’Alger aux mains de l’OAS, cette Organisation de l’armée secrète qui fit de l’Algérie française une cause maculée du sang d’enseignants, d’intellectuels et d’activistes pro indépendance.
«Ne réveille pas les enfants» n’est pas une enquête sur le drame survenu à Montreux le 24 mars 2022, lorsque cinq membres d’une même famille française se jetèrent dans le vide depuis le balcon de leur appartement, au septième étage de la fameuse «Tour d’Ivoire» qui domine la Riviera vaudoise.
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Ariane Chemin, journaliste au «Monde», a choisi de faire le récit de ses recherches, plutôt que de traquer la vérité qui, elle le concède, lui échappe encore après ses mois de traque et ce livre. Place, donc, à deux récits parallèles supposés former la trame d’une seule et même horreur.
Pas grand-chose de nouveau
Le premier récit, attendu, est celui de l’itinéraire de la famille Feraoun-David, dont quatre membres (le père, la mère, la tante et une fillette) sont retrouvés morts au bas de leur immeuble peu après sept heures du matin, le 24 mars 2022.
Ceux qui ont suivi de près cette affaire n’y trouveront, reconnaissons-le, pas grand-chose de nouveau tant le mystère reste épais sur les motivations qui conduisirent les futurs «suicidés» à venir s’installer à Montreux, puis à se jeter dans le vide après que des policiers ont frappé à leur porte vers 6h45 du matin. Ariane Chemin a suivi leur biographie plutôt que leurs pas. Elle s’est rendue à Vernon, en Normandie, où la villa que le couple Feraoun-David avait acquise est aujourd’hui à vendre, semi-abandonnée.
A chaque étape, l’inconnu
A chaque étape, la journaliste bute sur l’inconnu. Qui était vraiment Eric David, le père, ingénieur brillant? Quelques bribes de confidences permettent de mieux le cerner, mais pas d’y répondre. Logique. L’autrice estime qu’il n’est pas le sujet principal de ce drame.
Pour elle, tout s’explique par les deux sœurs retrouvées mortes: Narjisse et Nasrine Feraoun, l’une chirurgien ophtalmologue, l’autre orthodontiste. Toutes deux étaient les petites filles d’un homme dont le nom reste emblématique de la guerre d’Algérie: celui de l’écrivain Mouloud Feraoun, exécuté avec plusieurs autres enseignants par un commando de l’OAS, le 15 mars 1962.
Le traumatisme algérien
Là intervient le second récit. La plongée dans l’histoire. Ariane Chemin en est persuadée, même si elle ne va pas jusqu’à l’affirmer: le traumatisme algérien explique la fuite éperdue des jumelles, leur instabilité sociale, leurs tempéraments, l’impasse qu’était devenue leur vie de famille.
La thèse, qui nourrit le récit, est intéressante du point de vue romanesque. Un psychiatre interrogé dans le livre reconnaît qu’elle peut se défendre, que la paranoïa peut passer d’une génération à l’autre. Le dénouement de la guerre d’Algérie, avec son lot de négociations secrètes en Suisse, s’est en partie joué ici, sur la Riviera vaudoise. Le parallèle tient.
L’écriture ciselée, pleine d’émotion, impeccable dans sa transcription des faits et des zones d’ombre, nous tient la main jusqu’au bout de ce livre qui raconte aussi un visage de la Suisse. L’indifférence. Une ténacité policière pour le moins discutable. Le souci d’évacuer ce drame au plus vite pour passer à autre chose et permettre à Montreux de redevenir cette villégiature si tranquille…
Du réel au possible
L’idée du livre est séduisante. Il nous fait revivre une troisième tragédie, celle du Temple solaire racontée par le regretté Arnaud Bédat. Mais le mélange des genres finit par déranger. Est-ce une enquête? Est-ce un plaidoyer pour réhabiliter l’enseignant courageux et l’écrivain lumineux que fut Mouloud Feraoun? Est-ce un appel lancé aux autorités suisses pour qu’elles lèvent, comme en France, le secret sur certains pans cachés des négociations algériennes?
Ariane Chemin tisse sa toile en oubliant le lecteur. Elle passe du réel au possible. Elle juxtapose des faits et des impressions. «Peut-on relier des morts par-delà les pays et les sépultures?», interroge-t-elle. Bonne question à laquelle son récit ne répond finalement pas.
Ce tableau de deux destins, à une génération d’intervalle, aurait mérité de plus amples investigations: sur l’itinéraire professionnel du père, sur l’argent dont disposait la famille pour vivre dans cette Suisse qui coûte cher, sur la fillette morte, sur le garçon survivant. Un fait divers est toujours le reflet d’une époque, de nos propres failles, parfois de nos incertitudes. Le livre d’Ariane chemin en brosse avec grand talent un tableau impressionniste. Mais cette toile-là reste inachevée. Et lourde de terribles secrets.
A lire: «Ne réveille pas les enfants» par Ariane Chemin (Ed. du Sous-Sol)