La nouvelle a fait l'effet d'une bombe. Ce mardi, la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga a annoncé que le fournisseur d'énergie Axpo appelait à l'aide. Les prix de l'électricité explosent et celui-ci manque de liquidités. Dans l'urgence, l'Etat lui ouvre ainsi un parachute de secours en mettant à disposition un crédit de quatre milliards de francs.
Le groupe n'a pas encore pioché dans ce crédit colossal, mais la situation est grave. Sous le feu des critiques, le patron d'Axpo, Christoph Brand, accorde une interview à Blick. Le Bernois de 52 ans, en fonction depuis mai 2020, se montre reconnaissant de l'aide de l'Etat. Mais il peine à reconnaître des erreurs.
Monsieur Brand, quand avez-vous réalisé que, sans l'aide de la Confédération, la situation pourrait devenir critique?
Lorsque les prix ont explosé fin août, nous avons douloureusement pris conscience qu'une nouvelle secousse de ce type pourrait nous mettre en grave difficulté. C'est pourquoi, il y a une semaine, nous avons sollicité la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga pour lui demander d'activer, à titre préventif, un parachute de secours pour Axpo.
Comment se sent-on, en tant que manager, lorsque l'on demande une aide financière à l'Etat?
Mal! Vraiment très mal. En tant qu'entrepreneur, ce n'est pas du tout compatible avec mes convictions. Mais nous l'avons fait car nous ne voulions pas prendre de risque. C'est dans l'intérêt aussi de toute la Suisse.
En mai encore, Axpo refusait un plan de sauvetage. Désormais, vous demandez du soutien auprès de la Confédération. Pouvez-vous comprendre que cela suscite une très grande irritation?
Après les critiques initiales dont nous avons été l'objet, nous avons tout de même soutenu le principe du plan de sauvetage. Mais regardez cette explosion des prix! Ce n'est plus normal. Personne dans le secteur ne pensait qu'il était possible que les prix augmentent à ce rythme époustouflant et à ces niveaux. Si vous m'aviez dit il y a un an qu'il y aurait une guerre sur le sol européen avec des chars et des obus et que dans la foulée, il y aurait en plus une guerre de l'énergie, je vous aurais traité de fou.
Vous n'avez donc rien à vous reprocher?
Si j'affirmais, vu les circonstances, que nous n'avons pas commis d'erreurs, cela semblerait d'une arrogance inqualifiable.
À lire aussi sur la pénurie d'électricité
Mais c'est pourtant bien ce que vous aimeriez dire...
Aurions-nous dû élaborer davantage de scénarios prévoyant de tels chocs? Oui, peut-être. Bien sûr, on nous dit maintenant que nous aurions dû fournir plus de liquidités. Mais notre stratégie a été mûrement réfléchie et a parfaitement fonctionné pendant dix ans. Le conseil d'administration a toujours été uni derrière la direction.
Si la stratégie était la bonne et que vous n'avez pas fait d'erreurs, cela signifie donc que le marché est responsable. Pourtant, vous avez vous-même déclaré mardi que le marché fonctionnait. Que faut-il en penser?
L'offre et la demande fixent les prix. Si pratiquement tous les acteurs du marché ont peur qu'il n'y ait pas assez de gaz et d'électricité, alors les prix augmentent. C'est bien connu sur le marché. Nous avons toujours adapté notre stratégie de couverture aux prix prévus pour les années à venir. En revanche, si nous avions dit il y a deux ans que le prix d'un mégawattheure d'électricité coûterait aujourd'hui jusqu'à 1000 francs, on nous aurait ri au nez.
Mais celui qui fait des opérations à terme ne doit-il pas au moins pouvoir évaluer l'évolution des prix et des chocs? N'est-ce pas votre activité principale?
Bien sûr, nous avons élaboré de nombreux scénarios. Ceux-ci prévoyaient, par exemple, que le prix de l'électricité augmente ou diminue très fortement en très peu de temps. Jusqu'à présent, nous avons pu gérer des prix qui ont explosé en l'espace de dix mois, passant de 60 francs pour le mégawattheure à plus de 1000. Il faut tout de même être conscient de cela. Mais à un moment donné, cela n'est plus viable.
D'autres entreprises se retrouvent dans une situation délicate. Mais votre concurrent Alpiq a apparemment réussi à équilibrer les entrées et les sorties de ses liquidités. Pourquoi Axpo ne parvient-il pas à faire de même?
Nous l'avons fait aussi et avons calibré notre portefeuille en conséquence, sinon nous ne serions plus là.
Alors pourquoi êtes-vous le seul groupe à avoir demandé l'activation d'un parachute de secours?
Nous ne savons pas encore si nous aurons besoin du crédit et nous ferons tout pour ne pas en arriver là. Nous obéissons au principe de précaution. De plus, nous sommes beaucoup plus grands qu'Alpiq, nous devons donc garantir davantage d'électricité. Il faut aussi prendre en considération nos clients! Les gestionnaires de réseau et les entreprises industrielles qui se sont assurés chez nous sont très détendus face aux perturbations du marché. L'année prochaine, nous pourrons fournir à nos clients une électricité bien moins chère qu'aujourd'hui.
Et qu'est-ce que la population suisse en retire?
Les clients finaux, qui achètent indirectement l'électricité chez nous, sont déjà protégés des prix extrêmes. Et si nous devons bénéficier d'un crédit, il sera utilisé pour les prestations de sécurité qui ont extrêmement augmenté. Celles-ci sont automatiquement restituées lors de la livraison. Mais elles sont nécessaires pour pouvoir continuer à acheter et à vendre de l'électricité. Cela garantit notre contribution à l'approvisionnement national en électricité.
Les prix actuellement très élevés de l'électricité entraîneront bientôt des bénéfices importants. Il s'agit de sommes astronomiques que les politiques tiennent à redistribuer. En appelant à l'aide, ne rendez-vous pas un mauvais service au secteur de l'électricité?
Ces discussions ont déjà eu lieu avant notre appel à l'aide. Encore une fois, le fait que nous ayons demandé de l'aide à l'Etat, même à titre préventif, ne nous rend pas fiers. Nous devons avaler cette couleuvre.
Axpo est le plus grand fournisseur d'énergie de Suisse et est coresponsable de la garantie de l'approvisionnement énergétique du pays. Mais vous ne produisez pas que de l'énergie. Vous réalisez la majeure partie de votre chiffre d'affaires dans le commerce. Comment ces deux facettes s'accordent-elles?
Il s'agit là d'une discussion de fond sur la manière dont le marché de l'électricité doit être organisé. Le marché a été partiellement libéralisé pour de bonnes raisons. Axpo est le plus grand producteur suisse d'électricité – sans clients finaux liés. Nous sommes donc complètement exposés au marché. Il faut bien que nous puissions négocier quelque part les 24 térawattheures d'électricité que nous produisons chaque année. De plus, nous développons massivement la production d'électricité.
Avec des investissements à l'étranger?
Attendez! Il n'y a qu'un seul réseau, et c'est le réseau européen. Si Axpo produit de l'électricité n'importe où et l'injecte dans le réseau, tout le monde en profite, y compris la Suisse. Pour faire simple: si l'Europe a assez d'électricité, nous en avons aussi assez. Une Suisse autosuffisante en énergie est une illusion. Mais il est clair que si nous pouvons investir dans la production d'électricité dans notre pays, nous le ferons. Encore faut-il qu'on puisse le faire.
C'est-à-dire?
Nous sommes empêchés de tout. Nous ne pouvons pas construire d'installations photovoltaïques sur des surfaces libres ou le long des talus d'autoroute. Les éoliennes ou les centrales hydroélectriques sont bloquées pendant des années, voire des décennies, par des associations environnementales et des particuliers. Comment voulez-vous avancer?
Nous entendons vos justifications. Mais les contribuables qui financent le plan de sauvetage seraient tout simplement heureux de recevoir un remerciement de votre part. Est-ce possible?
Bien entendu, je suis très reconnaissant et humble. Mais je voudrais souligner que ces prestations de sécurité n'ont rien à voir avec la spéculation. Ce que nous faisons est clairement dans l'intérêt de la sécurité d'approvisionnement du pays. Je vais vous donner un exemple. Le gazoduc transadriatique reliant l'Azerbaïdjan à l'Europe était une initiative d'Axpo. Aujourd'hui, nous sommes très heureux qu'il y ait encore un gazoduc qui ne passe pas par la Russie. Désormais, nous avons organisé des stockages de gaz en Italie pour la Suisse. Ce gaz ne vient pas de Suisse, mais il y est destiné. C'est du commerce! Et cette activité génère de l'argent que nous pouvons ensuite investir. Ces dernières années, nous avons réalisé 70% de tous nos investissements en Suisse.
Pourquoi ne pas aller chercher les crédits auprès des banques? Elles s'en frotteraient certainement les mains...
Ces derniers mois, nous avons emprunté des milliards auprès des banques et sur le marché des capitaux. Nous y sommes en permanence. Mais si l'on doit mettre plusieurs milliards sur la table en l'espace de 48 heures, dans des cas extrêmes, cela va trop vite, même pour les banques.
Vous avez gagné 1,5 million de francs au cours du dernier exercice, presque la moitié sous forme de bonus. Renoncerez-vous à ce bonus si le crédit devait être sollicité?
Si nous devons puiser dans ce crédit, nous renoncerons, au sein de la direction, à verser des bonus, jusqu'à ce que l'argent soit remboursé. Nous en avons informé le conseil d'administration vendredi.
Qu'est-ce qui attend la Suisse dans les mois à venir? Un grand black-out? Ou est-ce que tout se déroulera finalement bien?
Si vous me dites quel temps il fera cet hiver et quand les centrales nucléaires françaises fonctionneront à nouveau, je vous dirai quel est le risque réel de pénurie d'électricité. La panique n'est certainement pas de mise. Mais je trouve que c'est une très bonne chose que nous nous penchions désormais sérieusement sur les économies d'énergie.
(Adaptation par Thibault Gilgen)