Le conseiller national vert Fabien Fivaz voit rouge face à la décision de Migros de se passer du Nutri-Score. La discrète annonce du géant orange de ce mardi 21 mai, qui intervient à la fin de son communiqué sur la suppression de 150 postes, n'est ni du goût des fédérations de consommateurs, ni de celui du parti écologiste.
C'est un véritable jeu d'enfant. Les notes colorées de A à E habillent depuis 2021 l'emballage des marques propres du groupe Migros. Elles permettent aux consommateurs de comparer les produits d'une même catégorie entre eux, et de choisir le plus équilibré au niveau nutritionnel.
Les attaques politiques contre le Nutri-Score ne datent pas d'hier. Le 14 mars dernier, à la suite du Conseil des États, le Conseil national décidait d'accepter la motion visant à «mettre un terme à l’emploi problématique du Nutri-Score», déposée en février 2023. Ceci contre l'avis de Fabien Fivaz et de la Commission de la science, de l'éducation et de la culture (CSEC-N), que le Neuchâtelois présidait alors.
Quelques mois plus tôt, en octobre, sa CSEC-N se prononçait par une très courte majorité — grâce à la «voix prépondérante de son président» — contre la motion de la même commission au Conseil des États (CNES-E). Elle jugeait «inutile de légiférer sur une pratique volontaire et conforme aux bases légales en vigueur» et craignait alors que «la mise en œuvre de la motion ne conduise à une diminution de l’utilisation du Nutri-Score». La décision de Migros confirme les craintes de Fabien Fivaz. Interview.
Fabien Fivaz, cette décision de Migros de se passer du Nutri-Score, ça veut dire qu'il sera plus difficile de se nourrir sainement?
Je ne sais pas sur quoi elle se base, cette décision. Le Nutri-Score a toujours été un outil au service d'une alimentation plus saine et plus diététique pour les gens. Il a toujours été défendu et mis en avant par la Confédération. Si un acteur majeur du secteur alimentaire décide de ne plus utiliser le Nutri-Score, l'impact de ce choix le dépasse largement.
C'est-à-dire?
Cette décision affecte les consommateurs qui l'utilisent. Elle affecte aussi la politique de la Confédération. Malgré la récente décision du Conseil national, la politique suisse avait plutôt tendance à défendre le Nutri-Score jusque-là, le considérant comme un outil utile et accessible. L'Office fédéral de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires (OSAV) avait d'ailleurs prévu une campagne de sensibilisation de grande envergure, l'année passée. Mais elle a été annulée.
À quoi devait servir cette campagne?
À expliquer à la population l'intérêt du Nutri-Score, mais aussi ses limites. C'est un score synthétique. Il est très utile, mais il faut faire attention à ne pas l'utiliser systématiquement. D'autres éléments sont à prendre en compte pour une alimentation équilibrée. C'est regrettable qu'au vu de la résistance du Parlement, le Conseil fédéral ait décidé de mettre fin à sa volonté de faire de la publicité autour du Nutri-Score.
La Fédération romande des consommateurs (FRC) s'inquiète du fait que les lobbys de la grande distribution et de l'alimentation seraient intervenus, en influençant la décision de Migros. Est-ce que vous ressentez cette pression des lobbys pour mettre fin au Nutri-Score?
Oui. On ressent très fortement une double pression. D'un côté, le lobby de la bouffe industrielle ultratransformée l'a bien compris: il a tout à perdre avec un label qui l'empêche de mettre du sucre, du sel et du gras partout, mais aussi qui l'empêche de le cacher. De l'autre, il y a les agriculteurs et les appellations d'origine contrôlée (AOC). C'est moins compréhensible.
Vous ne comprenez pas l'opposition des milieux agricoles?
Non. Parce que normalement, le Nutri-Score ne leur est pas destiné. Leur gruyère est parfois mal noté, de même que leur miel ou leur jus de pomme. Ils avaient peur qu'au final, cela péjore leurs ventes. Je le regrette. Il y a un peu une méconnaissance de leur part de l'utilité et du fonctionnement du Nutri-Score. C'est sûr que cette pression des lobbys, on la ressent des deux côtés. De ce point de vue, la décision de la Migros est regrettable pour l'information aux consommateurs et les consommatrices.
Un agriculteur vous dit qu'il ne trouve pas normal qu'au supermarché, son gruyère soit moins bien noté qu'un steak végan ultratransformé. Est-ce que vous comprenez son argument?
Je ne le comprends pas, non. Dans le sens où le Nutri-Score n'est pas destiné, normalement, à labelliser le gruyère. Il est plutôt destiné aux produits industriels. C'est dans cette optique qu'il a été développé scientifiquement. D'ailleurs, aujourd'hui, très peu de produits dits «naturels» ont un score. Après, il ne faut pas oublier que manger uniquement du gruyère reste pas très sain. Pareil si on ne mange que des steaks végans, ou uniquement des pizzas surgelées.
Vous pouvez développer?
L'idée derrière le Nutri-Score, c'est d'avoir la possibilité de choisir très rapidement, dans ces grandes surfaces où il y a énormément de choix. Mais derrière cette notation, toute l'éducation à la nourriture faite par les parents ou à l'école reste nécessaire. Le concept de la pyramide alimentaire est extrêmement important. Une nourriture saine ne passe pas seulement par regarder le Nutri-Score. Reste que c'est un élément important.
Et pour en revenir au petit producteur local…
Le Nutri-Score n'empêchera pas de manger du gruyère et de boire du jus de pomme. Mais à nouveau, il y a une quantité invraisemblable de sucre dans le jus de pomme. Il est important que les consommatrices et les consommateurs le sachent. Ce n'est pas parce qu'un produit est naturel qu'il est forcément plus sain. Surtout consommé tous les jours en très grande quantité.
Et donc vous trouvez dommage de mettre des bâtons dans les roues à l'utilisation de cet outil.
Oui. C'est un outil indépendant de l'industrie, conçu par des scientifiques. Son objectif est très clair: améliorer l'alimentation à travers un système simple, accessible à tout un chacun. L'autre aspect important, c'est qu'il est évolutif. Il y a eu plusieurs fois cette volonté, au sein du comité scientifique, de mieux prendre en compte les produits transformés. C'est-à-dire, comme demandé par une partie des agriculteurs chez nous, de péjorer les produits qui sont énormément transformés. C'est une très bonne chose.
Après, Migros pourrait instaurer sa propre manière de labelliser ses produits…
Si Migros crée son propre label dans son coin, il faudra que l'entreprise soit très transparente sur sa conception. Cela implique de donner les clés à des scientifiques pour réaliser une évaluation indépendante de son système. La Confédération doit pouvoir vérifier que cet outil entre dans les critères d'une alimentation saine en Suisse. Juste créer un label comme ça, ce n'est pas rassurant. Avec le bio, par exemple, les critères sont très stricts et de nombreux contrôles sont réalisés. Cette structure était assurée dans le cadre du Nutri-Score. Il faudra qu'elle le soit dans le système de Migros.
Nestlé est un autre acteur majeur de l'alimentation en Suisse, qui met le Nutri-Score sur ses produits. Pensez-vous que, face à la décision de Migros, Nestlé risque de suivre le mouvement?
Évidemment. Quand l'un des plus grands acteurs de la grande distribution en Suisse se retire, l'ensemble du label perd du poids. On verra ce que fait Nestlé, dont le marché est beaucoup plus international que celui de Migros. Le Nutri-Score a été développé par plusieurs pays, dont la Suisse, la Belgique et la France. Dans certains pays, l'utilisation du Nutri-Score est beaucoup plus avancée qu'en Suisse.
Sur le plan politique, vous étiez président de la commission de la science, de l'éducation et de la culture, qui a demandé au reste du Conseil national de refuser la motion demandant de «mettre un terme à l'emploi problématique du Nutri-Score». Qu'est-ce qui s'est passé, pour que le Conseil national ne suive pas l'idéal de votre commission?
C'est simplement la majorité qui a changé. Aujourd'hui, la loi fédérale est assez claire sur le fait qu'il est ouvert à tous, que c'est un processus transparent et scientifique. De l'avis de la majorité de la commission, il n'y avait pas d'intérêt à intervenir. Finalement, la minorité a gagné, principalement à cause du changement de législature (ndlr: après les élections fédérales 2023, les nouveaux élus sont entrés en fonction le 4 décembre).
Vous étiez personnellement opposé à cette motion.
Oui. Je trouvais que la proposition enfonçait quelques portes ouvertes. Elle ne va pas amener une révolution. Cela dit, je pense que le signal donné par Migros cette semaine est plus grave que celui donné par le Parlement en mars.
Pourquoi cette hiérarchisation de la gravité?
Parce que le Parlement compte uniquement mettre fin aux aspects problématiques du Nutri-Score, alors que Migros l'abandonne totalement. Elle abandonne l'information nutritionnelle destinée à ses clientes et clients. En ce sens, c'est beaucoup plus grave de perdre cet acteur-là que d'avoir le Parlement qui demande au Conseil fédéral d'agir. Ce qu'il aurait de toute façon fait, puisqu'il y a cette volonté de péjorer la note des produits transformés.