C’est reparti pour un nouveau ballet diplomatique entre la Suisse et l’Union européenne. Il débutera formellement ce mardi 19 mars. Mais attention: les deux partenaires sont encore loin d’être d’accord sur la musique, sur le rythme, sur le tempo, et sur le pas de danse! Les feux ont été allumés ce lundi 18 mars autour d’un déjeuner au Berlaymont, le siège bruxellois de la Commission européenne où Viola Amherd a été reçue par Ursula von der Leyen. Les deux femmes se connaissent. Elles se sont encore rencontrées à Bucarest début mars pour le congrès du Parti populaire européen (PPE, conservateur)
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Et après? Tout reste à faire. Pour l’heure, la Suisse, comme l’UE, ont chacune adopté un mandat de négociation qui dicte les «directives» pour leurs diplomates respectifs. Coté européen, le volant des pourparlers sera tenu par un vétéran des questions bilatérales, le polonais Richard Szostak, sous la direction du Vice-président slovaque de la Commission, Maros Sefcovic. Côté Suisse, le chef de la diplomatie Ignazio Cassis et le secrétaire d’État Alexandre Fasel seront aux commandes, avec pour négociateur en chef Patric Franzen.
Mais qui dit négocier, dit comprendre ce que veut votre partenaire, et essayer à la fois d’y résister et d’y répondre? Blick a plongé pour cela dans le mandat de négociation européen adopté le 8 mars par les ambassadeurs des 27 pays membres. Voici ce qu’Ursula va demander à Viola, lors de leur rencontre suivie d’un déjeuner. En cinq points.
Respecter le carcan juridique européen
On connaît la polémique provoquée, en Suisse, par l’interférence des juges étrangers dans la législation. Pour l’Union européenne, la donne est claire: pas question de laisser la Confédération accéder au marché intérieur sans «sécurité juridique», c’est-à-dire sans une obligation de respecter aussi le droit de l’UE.
Le mandat européen le dit: «La négociation devrait conduire à des dispositions institutionnelles acceptées par les parties qui seront incluses dans tous les accords existants et futurs entre l’UE et la Suisse relatifs au marché intérieur. La poursuite de la participation de la Suisse au marché intérieur et son éventuelle amplification présupposent que les règles applicables aux relations avec la Suisse dans les domaines couverts par les accords soient les mêmes que celles qui s’appliquent dans le marché intérieur et que leur interprétation et leur application ne puissent diverger.»
Avec, au-dessus, la Cour de Luxembourg: «Un mécanisme efficace de règlement des différends préservera la compétence de la Cour de justice de l’Union européenne en matière d’interprétation du droit de l’Union. À cette fin, un tribunal arbitral indépendant devrait être mis en place pour régler les différends. Lorsque l’application des dispositions des accords concerne des notions du droit de l’Union, le tribunal arbitral devrait avoir l’obligation de saisir la Cour de justice de l’Union européenne, dont les décisions seront juridiquement contraignantes pour le tribunal arbitral.»
Accords bilatéraux, tronc institutionnel commun
Attention là aussi à ne pas se méprendre. Le Conseil fédéral a rejeté le 26 mai 2021 le projet d’accord institutionnel qui devait coiffer l’ensemble des relations entre la Suisse et l’UE. Il s’agit désormais de renégocier des accords bilatéraux sous forme d’un troisième paquet, après ceux de 1999 et 2004. Ok? Mais l’Union européenne exige un tronc commun.
Ce que dit le mandat de l’UE: «Les dispositions institutionnelles établies lors des négociations devraient s’appliquer et être identiques dans les accords existants et futurs relatifs au marché intérieur, sous réserve d’adaptations techniquement justifiées.» En outre: «Les accords existants avec la Suisse relatifs au marché intérieur devraient être modifiés afin d’y inclure les dispositions institutionnelles identiques établies lors des négociations».
Pour être très clair, les sujets sont listés: «Il devrait être envisagé d’inclure dans les accords existants suivants relatifs au marché intérieur les dispositions institutionnelles qui seront négociées: l’accord sur la libre circulation des personnes; l’accord sur le transport aérien; l’accord sur le transport de marchandises et de voyageurs par rail et par route; l’accord relatif aux échanges de produits agricoles; l’accord sur la reconnaissance mutuelle en matière d’évaluation de la conformité […] et aussi tous les accords futurs relatifs au marché intérieur qui pourraient être conclus avec la Suisse, y compris ceux dont les négociations sont déjà autorisées, en particulier dans les domaines de l’électricité et de la sécurité alimentaire.»
Libre-circulation et salaires: l’exception suisse
C’est dans ce chapitre que se nichent les concessions possibles que l’Union européenne est prête à faire. La Suisse pourrait expulser les ressortissants européens coupables de délits, et une clause de non-régression salariale est envisagée. Tout va maintenant dépendre des modalités.
Voici ce que les Européens envisagent: «Dans le respect des principes de non-discrimination entre les États membres et de réciprocité, il peut être convenu de dispositions spécifiques qui, indépendamment du futur droit de l’Union, réservent à la Suisse la possibilité d’adopter ou de maintenir certaines mesures. Ces mesures pourraient concerner une plus grande protection contre les expulsions, le séjour permanent de citoyens de l’Union économiquement inactifs, des exigences en matière d’identifiants biométriques sur les cartes d’identité nationales et des exceptions existantes à la coordination des régimes de sécurité sociale. Ces mesures ne devraient pas entraîner de réduction des droits dont jouissent actuellement les citoyens de l’Union en vertu de l’accord sur la libre circulation des personnes.»
Le plus important pour les syndicats suisses est le passage suivant: «Il se peut également qu’il faille tenir compte des descriptions des mesures actuellement autorisées par le droit de l’Union applicable en ce qui concerne le droit de séjour des personnes ne bénéficiant pas d’un titre de séjour permanent, ainsi que de l’obligation pour les employeurs suisses de notifier l’entrée en fonction de travailleurs et de l’obligation pour les travailleurs indépendants de l’UE de notifier leur établissement en Suisse […] Il peut être par ailleurs convenu de dispositions spécifiques qui, indépendamment du futur droit de l’Union, réservent à la Suisse la possibilité d’adopter ou de maintenir certaines mesures afin de tenir compte des spécificités du marché du travail suisse et d’assurer l’application de l’accord […]»
Concrètement: «Ces mesures devraient se limiter à la notification préalable de la prestation transfrontière de services afin de faciliter les contrôles dans des secteurs spécifiques fondés sur des évaluations des risques, au dépôt d’une garantie financière pour les prestataires de services n’ayant pas respecté leurs obligations financières antérieures et aux exigences imposées aux travailleurs indépendants en ce qui concerne la fourniture de documents clairement limités et spécifiés.»
Et de poursuivre: «L’Union peut également convenir que la Suisse ne serait pas liée par de futures modifications des instruments juridiques de l’Union dans le domaine du détachement des travailleurs lorsque celles-ci ont pour effet d’affaiblir ou de réduire de manière significative le niveau de protection des travailleurs détachés en ce qui concerne leurs conditions de travail et d’emploi, notamment la rémunération et les indemnités.»
La Suisse devra payer pour la cohésion de l’Union
Rien de neuf. Le deuxième accord sur la contribution suisse à la cohésion de l’UE a d’ailleurs déjà été signé à Bruxelles en novembre 2023, pour un montant de 1,3 milliards de francs sur dix ans, destiné aux nouveaux pays-membres. Reste que ce sujet de la cohésion évolue. On pense à l’intégration future de l’Ukraine, qu’il faudra reconstruire après la guerre. La facture est donc assurée de s’alourdir.
Ce que veut l’UE? «Les négociations devraient également porter sur un accord UE-Suisse qui fournira une base juridique pour la contribution régulière, mutuellement convenue et équitable de la Suisse à la cohésion de l’Union. Cette contribution est une contrepartie essentielle de la participation de la Suisse au marché intérieur. L’accord devrait donc mettre en place un mécanisme financier permanent pour la contribution de la Suisse à la cohésion économique et sociale au sein de l’Union. Le cadre de ce nouveau mécanisme juridiquement contraignant devrait être prêt et fonctionnel pour le prochain cadre financier pluriannuel de l’UE». Les budgets européens sont négociés pour sept ans. L’actuel cadre budgétaire court pour la période 2021-2027.
Programme Recherche, Erasmus, ... La Suisse va revenir
Là aussi, pas de surprise. C’est acté. La Confédération va redevenir un partenaire de programmes européennes cruciaux comme Horizons Europe pour la recherche ou Erasmus pour les bourses accordées aux étudiants. Mais attention: Ursula von der leyen va le répéter, pas question de rouvrir leurs portes sans accord sur les questions institutionnelles.
Voici ce qu’énonce le mandat européen: «Les négociations de l’accord donnant à la Suisse accès aux programmes de l’Union ne devraient pas être conclues avant la conclusion des négociations relatives aux accords contenant l’ensemble des dispositions institutionnelles […] L’accord devrait prévoir la possibilité d’une association future de la Suisse à d’autres programmes de l’Union comme le programme Horizon Europe, le programme de recherche et de formation de la Communauté européenne de l’énergie atomique, aux activités de l’entreprise commune européenne pour ITER et le développement de l’énergie de fusion, le programme pour une Europe numérique, le programme Erasmus + et le programme Europe créative.»
L’intégralité du mandat européen peut être consulté ici