J'aime beaucoup les mèmes et la culture spécifique à ma génération (les d'jeuns) sur Internet. Mais avec cet article, je prends sûrement un abonnement à vie à la «team premier degré». Je ne vais pas (encore) vous expliquer ce qu'est un mème, ces images virales que des comiques du web 2.0 créent et partagent à tout-va.
La tendance a explosé pendant la pandémie de Covid-19. Sur Instagram, des comptes comme @suisseromandelibre ou @swissromande ont réussi à réunir les Romands autour d'une pop-culture commune, pour en rire. Thé froid de la Migros, Alain Berset ou les travaux des CFF: tous ont accédé au rang de culte local.
Plus récemment, le compte @migroslesmemes est devenu l'un des spécialistes du genre. Près de 3000 abonnés voient passer tous les trois ou quatre matins les posts et les stories de cette page. La recette est simple: des mèmes réguliers, toujours au sujet de la Migros.
Qu'il s'agisse d'un GIF, d'une vidéo ou d'une image fixe, l'idée est toujours de valoriser les produits du géant orange ou de moquer nos comportements d'achat de manière bon-enfant. Pêche ou citron, là n'est pas la question.
Migros à la baguette™
Parfois c'est drôle, parfois moins. Mais voilà... derrière ce compte ne se trouve pas, comme on pourrait le croire, un «mèmeur» passionné vouant un culte honnête à la Migros. Non, ç'aurait été trop beau.
En vérité, l'entité à l'initiative de ce compte n'est autre que l'équipe d'experts en marketing de Migros Vaud. La filiale vaudoise de la coopérative m'a elle-même confirmé que l'initiative venait de ses rangs: «Le compte @migroslesmemes est géré par le service marketing de Migros Vaud. Nous le précisions d’ailleurs dans la description du compte.» En effet, la mention «par @migrosvaud» apparaît dans la bio, mais c'est relativement discret.
D'autant plus que cette indication n'a pas toujours été présente. Selon un lecteur très pointilleux, elle n'est apparue qu'en juillet 2023, alors que le compte existe depuis mai dernier. De plus, aucun post ni aucune story ne sont présentés comme des publicités.
Zone grise entre légalité et honnêteté
Sébastien Fanti, avocat spécialiste du numérique et de la protection des données, doute de la légalité de ce procédé qui se trouverait selon lui dans une zone grise vis-à-vis de la loi fédérale sur la concurrence déloyale (LCD). Pour lui, il s'agit clairement de contenu publicitaire, qui devrait être indiqué comme tel. «Les principes restent les mêmes, qu'il s'agisse d'un mème ou d'une publicité plus classique», assure l'homme de loi.
Par ailleurs, la clarté sur les contenus commerciaux devient pratique courante sur l'Instagram francophone, notamment depuis que la France a légiféré sur la question. Depuis juin, les influenceurs ont l'obligation de communiquer clairement à leurs abonnés lorsqu'une publication est sponsorisée, à l'aide des mentions «publicité» ou «collaboration commerciale». Mais rien de tout cela n'existe sur @migroslesmemes.
Migros Vaud se justifie: «La mention 'contenu sponsorisé' est absente des publications car ce compte nous appartient et est géré en interne. Nous sommes transparents sur son origine, ce qui rend toute mention sponsorisée superflue du point de vue légal.» À défaut de crier à l'illégalité, on peut au moins se poser la question de l'honnêteté intellectuelle de la démarche.
En bref, estime Sébastien Fanti, la relation entre le compte Insta et l'entreprise aurait mérité d'être plus explicite, et ce dès la création du compte. «Cette manière de communiquer est intelligemment disruptive, mais elle n'est à mon sens pas conforme à toutes les règles, affirme l'avocat spécialisé. Cependant, elle peut le devenir en mentionnant le fait qu'il s'agit de communications commerciales et que les produits cités peuvent être néfastes.»
Des produits trop sucrés élevés au rang de culte
En effet, l'iconique thé froid — que notre journaliste food avait placé (à juste titre) tout en haut de ce classement des thés froids suisses — contient des quantités importantes de sucre (6,9g/100ml). Pour Sébastien Fanti, il manque un avertissement à ce sujet dans les mèmes réalisés par Migros Vaud. «La Migros devrait informer le jeune public qu'elle cible et qui rit à ce genre de blagues du risque d'une telle publicité, par exemple lorsqu'il s'agit de produits trop sucrés.»
Le porte-parole de la Migros Tristan Cerf assure que son entreprise fait tout pour diminuer les quantités de sucre, aussi bien dans la boisson phare que dans d'autres produits. «Le thé froid Migros a subi lui aussi de nombreuses réductions de sucre dans son histoire et nous continuerons à le faire, dans la mesure du possible», indique le communicant.
De son côté, l'avocat considère qu'il existe un certain nombre de garde-fous à respecter lorsqu'on produit de la publicité destinée spécifiquement aux jeunes. «La cible rentre en ligne de compte dans l'analyse de la conformité aux normes», précise le Valaisan.
Descendre la concu' sur le ton de la vanne
«Si quelqu'un déposait plainte contre la Migros, celle-ci serait embêtée et devrait, dans le meilleur des cas, changer sa manière de procéder», ajoute Sébastien Fanti. À son avis, une telle situation n'aura donc vraisemblablement pas de conséquences pénales. «Je doute que les concurrents de Migros se plaignent de cette situation. Ce sont plutôt les consommateurs, seuls ou en groupe, et les associations de lutte contre l'obésité qui pourraient s'en saisir.»
Mais Coop, Lidl et Aldi pourraient bien avoir des raisons de se montrer chafouins. Certaines publications du compte @migroslesmemes ne les épargnent pas.
L'article 3 de la LCD est pourtant clair: une entreprise «agit de façon déloyale» si elle «dénigre autrui, ses marchandises, ses œuvres, ses prestations, ses prix ou ses affaires par des allégations inexactes, fallacieuses ou inutilement blessantes».
Reste à savoir s'il est envisageable qu'un supermarché concurrent décide d'attaquer la Migros pour quelques vannes sur Internet. Et surtout si, ce faisant, ce concurrent ne ferait pas face à un retour de bâton trop important. Ce genre de choses peut aller vite sur le web.
Salut les d'jeuns, ça boume?
À noter également que @migroslesmemes collabore régulièrement avec plusieurs autres mèmeurs romands plus reconnus, comme @swissromande (85'000 abonnés), @suisseromandelibre (57'000 abonnés) et @memes_aoc (10'000 abonnés). Parfois, ces derniers sont simplement tagués comme auteurs de certaines images.
Et quelques fois, les posts sont réalisés en «cross-posting», c'est-à-dire que les posts apparaissent en même temps sur le fil des deux pages Insta. De quoi accentuer tout particulièrement l'audience du compte affilié à la Migros.
Mais c'est bien connu, les créateurs accouchent rarement gratuitement de leurs contenus. «Les publications co-signées par @migroslesmemes et d'autres comptes de mèmes romands sont réalisées en collaboration avec les créateurs originaux, qui sont rémunérés pour leur travail.» La pratique est courante sur Internet mais la conclusion est claire: si vous voyez un mème au sujet de la Migros sur les réseaux, il est possible que l'entreprise elle-même ait payé pour sa création.
«Cette initiative vise à établir une proximité avec une communauté plus jeune et qui utilise le langage des mèmes et de la culture internet», m'indique le service marketing de Migros Vaud. Reformulons: la Migros cherche à obtenir une image jeune et cool sur les réseaux. Mais il faut dire que le géant orange s'en sort plutôt pas mal. En tout cas mieux que le reste de la concurrence. «Notre objectif est de promouvoir les produits Migros de manière amusante et engageante, continue la comm. Si certains posts sont perçus différemment, nous sommes ouverts à l'évaluation et aux retours de la communauté.»