Kelly a acheté pour 200 francs de drapeaux arc-en-ciel. Les 20 étendards gays encore dans leur emballage plastique réfléchissent sur la boule à facettes de son salon. Du plafond, quatre grandes lettres colorées pendent: «Pédé». Reliquat d’une fête. Le militantisme s’approprie les insultes.
Au mur, à côté d’une chouette empaillée et sous un fanion rouge à la gloire de Lénine, le joyeux Noël de Yoko Ono et John Lennon: «The war is over! If you want it» («La guerre est finie! Si vous le voulez»). Pas tout à fait vrai à Martigny ce vendredi 2 juillet avant le quart de finale de l’Euro entre la Suisse et l’Espagne.
«J'appréhende énormément, lâche Kelly, 23 ans. On est épuisés. Mais on est chauds. Il y a tellement d’adrénaline. On va s’en servir pour péter des gueules… Enfin, péter des gueules avec des bisous, hein!» Energie post-traumatique. Flash-back. Lundi soir, Kelly, Raphaële – sa copine – et Laurent, un ami homo, klaxonnent la victoire de la Nati sur les Bleus dans une VW jaune.
Kelly est au volant, Raphaële et Laurent font voler le drapeau arc-en-ciel. Et puis, les insultes déroulent le tapis rouge à l’horreur: un groupe d’hommes s’en prend physiquement aux trois militants. L’un d’eux frappe violemment Kelly au visage, comme en atteste une vidéo.
Des cannettes sortent du frigo
Peu importent les contusions, la commotion, le choc. Peu importe le danger. C’est une évidence pour les trois activistes, pas spécialement fans de foot: leur lutte doit colorer la nouvelle fan zone du FC Martigny-Sports de la place Centrale dès 18 heures.
«S’il faut se faire buter à Martigny pour faire avancer la cause et évoluer les mentalités, je suis prête, assure Kelly. Dans cette ville, nous sommes les seuls à ouvrir nos bouches!» Un coquard encercle toujours son œil droit. «Ici, les insultes, c’est tout le temps. Tellement de gens sont malheureux parce qu’ils n’osent pas sortir du placard à cause de ça! Ce que nous allons faire, c’est bien pour cette ville.»
Il est 17 heures passées. Les habits de Kelly, Raphaële et Laurent sont noirs de tristesse. Des amis entrent dans le petit appartement, des cannettes sortent du frigo. Atelier maquillage sur le sol, clopes à la fenêtre.
17h40. Départ. Impossible de ne pas ressentir de stress. Une phrase du président d’Alpagai, association valaisanne LGBT + (pour lesbienne, gay, bisexuel et trans), joint par Blick plus tôt dans l’après-midi, accompagne les 8 compagnons: «J’ai très peur pour eux», avait confié Gaé Colussi.
Finalement, aucun membre de l’association ne viendra les soutenir en présentiel. Kelly, Raphaële et Laurent se tiennent la main. Autour d’eux, des dos charrient les couleurs de la «pride». Un mot d’ordre: «Rester en groupe, repartir en groupe».
«Son frère est bûcheron»
En chemin, rencontre fortuite avec Rachel, la mère du freluquet Laurent, et aussi un peu celle, adoptive, de Kelly. «Je ne suis pas sûr que j’aurais le courage de faire ce que ces jeunes font, sourit-elle. J’ai peur pour eux, mais je trouve que c’est bien. Et j’ai dit à Laurent qu’il pouvait nous appeler en cas de problème, que la police était aussi là pour les aider. Et puis, son frère est bûcheron…»
Arrivée sur la place Centrale. Mur rouge de virilité. Des centaines de supporters attendent le coup d’envoi. La bande fait face. S’approche des regards en coin. Des connaissances viennent les serrer dans leurs bras, mais il faut déjà traverser la foule pour se placer au plus proche de l’écran géant. Objectif: voir et être vus. Les têtes se tournent. Le petit cortège ne passe vraiment pas inaperçu. Mais l’animosité reste isolée.
Un jeune homme se fait craquer la nuque. «C’est n’importe quoi, c’est comme si on amenait un drapeau de la Palestine ici, ça n’a rien à voir avec le foot», dit un autre à son voisin. Quelques pouces bienveillants se lèvent aussi, l’air de dire: «Nous sommes avec vous». Le match a commencé. La petite équipe est assise tout devant. Juste derrière les enfants. D’autres potes les rejoignent. Romain est venu de Lausanne exprès.
«On peut se faire frapper à tout moment»
Distribution de drapeaux arc-en-ciel. Plus loin, Sébastien, ami des trois victimes qui ressemble à un archétype du fan de foot – maillot de l’équipe de Suisse sur ses larges épaules, bière à la main – le portera comme une cape de super-héros pour le restant du long match à venir. Pour lui, «c’est le drapeau de la vie». Les mains de Kelly tremblent. «J’ai l’impression qu’on peut se faire frapper d’un moment à l’autre. Ces regards, c’est horrible.» Les souvenirs de l’agression se bousculent dans sa tête. «Et puis, je n’ai pas l’habitude d’être dans une foule, je souffre de troubles bipolaires. Ça m’angoisse.»
Sur le terrain de Saint-Pétersbourg, la Suisse perd 1-0. Elle doit marquer pour espérer se qualifier pour les demies. Elle doit aussi marquer pour que les activistes puissent agiter leurs drapeaux arc-en-ciel sans trop déranger. Soixante-huitième minute. Egalisation de Shaqiri! Kelly est déjà debout sur une table. Fière, la rage aux lèvres. Devant une foule en liesse. Une Marianne guidant un peuple a priori pas acquis à sa cause. Un homme s’agace: «Ce n’est pas un meeting politique ici!» L’ambiance reste bon enfant.
Crise de larmes
Mais les nerfs de Kelly lâchent. Crise de larmes. Son amoureuse la console. Kelly ferme les yeux, comme épuisée. Puis se recroqueville en position fœtale. Depuis l’injuste carton rouge de Remo Freuler à la 77e minute, même mission pour la Nati que pour les militants de la place Centrale. Tenir jusqu’à la fin du match, occuper le terrain, ne rien lâcher. Et gagner. «Ça devient long», soupire Raphaële.
Laurent évacue la pression et passe le temps en jouant à feuille-caillou-ciseaux avec un gamin. Yann Sommer honore leur héroïsme, parade après parade. Tout le monde souffre. Jusqu’aux tirs au but et à la terrible défaite. «C’est pas grave, nous, on a gagné ce soir», nous réconforte Kelly, bien debout.
Non loin, des esprits s’échauffent. Une baston éclate presque aussi vite qu’elle ne s’étouffe dans les flaques de houblon liquide. Quelques minutes plus tard, Frédéric Nouchi, président du Parti ouvrier populaire (POP) valaisan et conseiller général à Martigny, connaît Kelly et sa bande. Il leur promet de déposer une motion pour demander à la Municipalité de hisser le drapeau arc-en-ciel chaque 17 mai, date de la journée mondiale contre l’homophobie. La foule compacte se disperse peu à peu.
Lady Gaga dans le «safe space»
«Je suis vidée de toute mon énergie, mais le plus dur est fait», souffle Raphaële. Reste à rentrer. Comme les autres, elle craint de croiser des groupes d’hommes avinés sur le chemin du retour. C’est souvent en rentrant seules que les personnes LGBT se font violenter. «Rester en groupe, repartir en groupe.» En route, une voiture ralentit: «C’est bien ce que vous faites, continuez comme ça!», les félicite le conducteur.
A peine le pas-de-porte franchi que les haut-parleurs crachent déjà du Lady Gaga. «I’m on the right track, baby, I was born this way» («Je suis sur la bonne voie, bébé, je suis née comme ça»)! «Au final, tout s’est bien passé et on ne s’est pas fait taper, résume Laurent. Bien sûr, il y a eu deux ou trois commentaires qui n’ont pas leur place dans l’espace public, mais je suis content d’avoir osé ressortir et qu’on est restés jusqu’à la fin. Ça me donne confiance pour la suite.» Les danses s’enchaînent dans le «safe space». Laurent pose un grand écart. L’appartement exulte. Victoire.