Il est un peu plus de cinq heures du matin, au moment où j’écris ces lignes. Je suis en train d’attendre mon tour dans une file pour effectuer un test PCR alors que je suis totalement vacciné et guéri du Covid. Voilà déjà deux informations que je n’aurais pas pensé rédiger il y a encore quelques jours.
Puisque l’on est dans les confidences et que cet article se veut un peu plus personnel qu’à l’accoutumée, autant l’avouer également: j’avais eu beaucoup de peine à entrer dans cet Euro. Trop d’équipes, pas assez de magie, une bien trop longue saison, pas assez d’émotions… Jusqu’à ce qu’un jeune Delémontain presque trentenaire décide d’enlever son t-shirt et de révolutionner mon agenda pour la fin de semaine. Rembobinons.
Le mème était né avant les prolongations
Je me suis surpris à ne pas trop regarder les rencontres, donc, jusqu’à ce fameux Suisse-France, prétexte suffisant pour une soirée entre amis. Vers la fin du match, la fameuse scène avec l’exultation du supporter suisse sur le but égalisateur de Mario Gavranović, alors que son dépit venait d’être capté quelques secondes plus tôt. Percevant tout de suite le potentiel de ce revirement, j’allume Twitter. Magie des réseaux sociaux et du «village» qu’est devenu internet: le «mème», selon l’expression consacrée, était déjà né avant même le début des prolongations.
«Notre mission: retrouver ce type avant demain matin», écris-je aussitôt à mes collègues, loin d’imaginer que la «traque» allait se révéler aussi fructueuse. Un premier indice, puis un autre, décisif, par un confrère du «Quotidien jurassien». «Si ce n’est pas notre pigiste, alors c’est le meilleur sosie au monde», écrit-il. Me voilà avec un nom et un numéro: Luca Loutenbach. Un jeune homme de 28 ans qui, dans la chaleur de la nuit roumaine et l’effervescence de la victoire suisse, est encore loin de saisir ce qui est en train de se tramer.
«C’est vous, la star mondiale?»
Il est presque aussi tôt (ou tard) que ce matin, dans la nuit de lundi à mardi, lorsque je lui laisse un message. «C’est vous, la nouvelle star mondiale? Si oui, pouvez-vous me rappeler?» Avec peu d’espoir, puisque le désormais fameux jeune homme à lunettes doit certainement être en train de profiter des bars de Bucarest pour honorer cette victoire historique. Et pas seulement parce qu’il est jurassien.
Et pourtant: il est 8h et la réponse arrive. «Oui c’est bien moi! 😅». Et puis mon téléphone vibre. Au bout du fil, le Suisse devenu le plus convoité en ce mardi 29 juin, et ce alors qu’un certain Roger Federer va bientôt fouler le gazon de Wimbledon. Le fan est aussi hésitant que la connexion (je suis dans le train, lui à l’aéroport de Munich). «Mais vous voulez en faire un article, vraiment?», me demande-t-il avec son accent emblématique d’outre-Moutier.
Oui, je veux en faire un article
Je viens de me connecter à Instagram et huit des dix premières publications de mon fil d’actualité ont la tête de mon interlocuteur. Alors oui, je veux en faire un article. Je lui pose quelques questions, bravant tant bien que mal les grésillements et les coupures avant qu’il n’embarque pour Zurich. Luca me confie ne pas trop savoir ce qui lui arrive. Il croule tellement sous les messages qu’il me demande de ne pas donner son numéro plus loin.
Une demande qui sera loin d’être anodine… À mon arrivée au bureau que j’avais quitté quelques heures plus tôt pour laisser mon collègue Ugo Curty et Thomas Wiesel faire vivre la rencontre aux Romands, je rédige quelques lignes. «Voici l’histoire du Jurassien devenu un mème»: le genre de titres dont vous savez d’emblée que le succès sera inversement proportionnel à l’effort journalistique. Je souris, puisque je vois passer sur Twitter quelques messages qui font des pronostics sur combien de temps l’anonymat du supporter tiendra.
Ingéniosité, félicitations et courtoisie
C’était en réalité une affaire de secondes. À peine publié, l’article affole nos moniteurs d’audience comme David Lemos les décibels quelques heures plus tôt sur l’arrêt de Yann Sommer. Cette fois, c’est moi qui suis loin de saisir ce qui est en train de se tramer. Il n’est pas neuf heures et plus de dix collègues de la presse romande, dont à peu près tous les départements de l’actualité de la RTS faisant la course entre eux, m’ont déjà écrit. Ils rivalisent d’ingéniosité, de félicitations et de courtoisie pour enrober au mieux la question qui les intéresse: est-ce que tu aurais le numéro du «superfan»?
De supporter suisse — je ne suis pas journaliste sportif — au lendemain d’une victoire de prestige, me voilà transformé en attaché de presse d’un Jurassien inconnu au bataillon. Les effets d’un match en mondiovision. À voir comme mon téléphone surchauffe, j’ose imaginer celui du malheureux que je viens «d’outer» (avec son consentement) et de jeter en pâture devant l’internet mondial.
La combinaison gagnante de l’EuroMillions
Je reçois des félicitations de mes collègues zurichois (complètement usurpées, puisque je n’ai fait qu’un téléphone), qui sont évidemment «brütend heiss» — chauds bouillants — à récupérer le dossier. BlickTV, notre chaîne de télévision, envoie deux reporters à l’aéroport de Zurich (ac) cueillir la nouvelle star. Il suffit de taper «Luca Loutenbach» sur Twitter pour mesurer le monstre que je venais de contribuer à créer. Tout en n’étant pas dupe: si j’ai pu trouver son numéro, quelqu’un d’autre l’aurait fait quelques minutes plus tard.
Moins d’une heure depuis la publication de cette interview express sans grande substance que les petits poissons de la RTS ont déjà laissé place aux poids lourds de la presse mondiale. Suède, Angleterre, Espagne, Grèce: je détiens avec les dix chiffres du numéro du remplaçant retraité du FC Rebeuvelier, en 5e ligue jurassienne, presque la combinaison gagnante de l’EuroMillions.
Je tente d’ailleurs de rappeler Luca pour le prévenir du comité d’accueil qui l’attend à Kloten, mais c’est peine perdue: l’homme est sur Combox. À partir de cet instant, il est devenu plus facile de contacter Joe Biden que le «superfan de la Nati» ®.
«Et si je lui avais forcé la main?»
Je continue tant bien que mal de faire barrage, mais il ne tiendra pas longtemps, je crains. Des craintes, j’en ai pour la star du jour. Et si je lui avais forcé la main? À peine le temps de tergiverser que, sur Twitter, je fais le premier constat d’un sacré retournement de veste. Du timide Jurassien n’ayant pas grand-chose à raconter sur ce qui lui arrive, l’homme s’est transformé en machine de communication.
Son profil sur le réseau à l’oiseau bleu arbore déjà les montages qui affolent le Net, tandis qu’il s’est affublé du titre de «mème officiel de la Nati depuis le 29.06.2021». Très bien, me dis-je, il a raison de surfer sur la vague. En espérant qu’il soit conscient qu’elle retombera bien vite une fois le parcours de la Nati terminé, sous peine de tomber d’aussi haut que Kylian Mbappé et les suiveurs de l’équipe de France dans l’Arena Națională de Bucarest.
La vague surfe sur lui, ou l’inverse
Surfer sur la vague, les marques l’ont bien compris. SuisseTourisme, Emmi, RedBull puis Swiss: tous s’adressent à Luca Loutenbach, dont le compteur d’abonnés Twitter reflète déjà le nouveau statut. De mon côté, je me lance dans un deuxième article, «Comment les marques récupèrent le Superfan de la Nati». Ce titre aurait pu être tourné à l’envers, puisqu’en habile communicant, c’est Luca lui-même qui a sollicité Swiss pour lui offrir un précieux sésame pour la Russie. Ce que la compagnie du groupe Lufthansa a accepté de bonne grâce.
Le phénomène — c’en est un — ne s’arrête pas là. Luca Loutenbach créé un compte sur à peu près tout ce qu’Internet compte de réseaux sociaux. Revers de la médaille, il fait l'objet d'usurpateurs d'identité à peine ses comptes créés, avec même une cryptomonnaie à son nom...
Une journée historique
De notre côté, le débat est lancé en rédaction: faut-il alimenter l’histoire ou s’en distancer et la laisser voguer? Après tout, avec tous les messages reçus — même le Courrier international a repris notre article —, d’autres s’en chargeront tout aussi bien que nous. Mais de l’autre, l’histoire de Luca Loutenbach est journalistiquement loin d’être aussi anodine qu’elle y paraît. Elle dit beaucoup du monde dans lequel on vit.
Alors nous nous sommes décidés. Après ce long épisode «un», nous allons suivre le Delémontain durant cette journée qui devrait marquer le pic de sa notoriété. Non pour documenter tous ses faits et gestes — ceux d’un supporter acharné mais normal qui vibre pour la Nati —, mais plus pour nous intéresser à l’envers du décor et pour raconter comment l’emballage médiatique risque fort de se poursuivre à Saint-Pétersbourg, là où l’avion devrait m’amener si mon test PCR se révèle négatif.
Le match avec Thomas Wiesel
«Gardons toutefois à l’esprit que ce n’est qu’une jolie histoire faisant partie d’une toute autre histoire: un match historique depuis bientôt 70 ans», rappelait un éminent et apprécié collègue jeudi lors de notre séance de rédaction. Et il a raison! En attendant de vous retrouver pour un nouvel épisode plus tard dans cette folle journée qui s’annonce, je vous invite donc à garder un oeil sur la couverture XXL prévue par Blick — le match sera notamment commenté en direct par Thomas Wiesel — tant sur notre site internet que sur nos réseaux sociaux.
Quant à moi, j’essaierai non seulement de faire très attention au variant Delta — malgré mon immunité vaccinale — mais aussi de vous faire vivre par procuration la journée très spéciale qui attend le désormais meilleur ambassadeur du canton du Jura dans le monde. Au moins jusqu’à ce soir.