Que ce soient les locaux hideux de «The Office» ou l’ambiance délicieusement rétro de «Mad Men», les séries n’ont cessé de puiser leur inspiration dans la vie de bureau. Il faut dire qu’on y retrouve tous les éléments d’histoires potentiellement passionnantes, de l’argent au pouvoir en passant par la romance. Sans surprise, les fictions ont épousé l’actualité du monde du travail. L’entreprise a longtemps été montrée comme un terrain d’expression des ambitions personnelles dans le contexte florissant des années 1980… avant que la crise de 2008 ne vienne distiller un entêtant parfum nihiliste dans les «workplace tv shows», comme on les appelle aux États-Unis.
Désormais, c’est la décennie suivante qui inspire les séries: après la sitcom «Silicon Valley», qui tournait en dérision dès 2014 l’économie 2.0, «WeCrashed», sur Apple TV+, ou «The Dropout», sur Disney+, s’intéressent à l’univers impitoyable des start-ups. Et il n’est pas question d’en faire l’apologie.
«Silicon Valley», diffusée à partir de 2014, avait choisi le registre de l’humour, moquant le jargon et l’appât du gain des entrepreneurs de la tech. «WeCrashed» et «The Dropout» adoptent un point de vue légèrement différent en mettant en scène les échecs de «licornes», ces entreprises valorisées à plus d’un milliard de dollars qui promettent de «disrupter» le monde. La première, au titre éloquent, suit l’ascension puis la chute d’Adam Neumann, fondateur de l’entreprise WeWork, censée représenter l’avenir du coworking. «The Dropout» relate le scandale de Theranos, société médicale lancée par Elizabeth Holmes, dont on a découvert après des investissements massifs que son produit phare, une machine qui analysait le sang à partir d’une seule goutte prélevée, n’avait jamais fonctionné. Et on attend encore la diffusion en Suisse de «Super Pumped», production Showtime qui explorera les coulisses de la fondation d’Uber.
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Culte de la personnalité
Alors à quoi ressemble l’avènement de la start-up dans les séries? D’abord, à une ambition démesurée. Au départ, il y a quelqu’un qui y croit dur comme fer et que rien ne fait jamais renoncer. La talentueuse Elizabeth Holmes présentée dans «The Dropout», remarquablement bien interprétée par l’actrice Amanda Seyfried, envoie bouler tous ses professeurs de Stanford qui se montrent dubitatifs, trop pressée de monter une entreprise avant ses 20 ans. Dans «WeCrashed», Adam Neumann (Jared Leto), moins talentueux mais plus séduisant, écume les rassemblements d’investisseurs pour vendre des concepts tous plus nuls les uns que les autres, avant de trouver son idée de coworking.
Les séries montrent en réalité que l’ombre de Steve Jobs ou Mark Zuckerberg plane sur une génération entière de jeunes aux dents longues, persuadés qu’il suffit de vouloir pour pouvoir et prompts à se prêter au culte de leur personnalité. «Votre confiance en vous, ça, je pourrais investir dedans», dit un potentiel soutien financier à Adam Neumann dans «WeCrashed». Elizabeth Holmes, elle, change de look et même de ton de voix pour attirer des banquiers, avant de ne plus se dissocier de son entreprise. «Douter de Theranos, c’est douter de moi. Et qui, ici, doute de moi?», lance-t-elle dans un épisode à des employés subjugués.
Kombucha et baby-foot
Cette hubris permanente se retrouve dans le fonctionnement même des start-ups. WeWork propose de l’alcool gratuit dans ses espaces de coworking et organise des «summer camps» complètement décadents, tandis qu’Elizabeth Holmes propose des soirées pizzas à ses employés surmenés. C’est bien ce paradoxe-là que pointent les séries avec férocité: l’abus de mugs siglés et de kombucha pour camoufler des conditions de travail déplorables. En lieu et place d’un salaire décent, les start-ups proposent des soirées déguisées et des parties de baby-foot. À défaut d’horaires tenables, elles bombardent les salariés de mantras pseudo-inspirants pour les convaincre que leur activité est épanouissante tout en rendant le monde meilleur.
Chaque fois, les séries montrent un management violent derrière une ambiance faussement décontractée. Les start-ups n’ont rien inventé, rien aboli non plus. Les inégalités, le sexisme chronique, tout demeure sous le vernis du cool. L’entreprise a beau se présenter comme une «famille» ou une «communauté», elle n’hésitera pas à broyer ses éléments les plus faibles… ou les plus récalcitrants.
Les symptômes d’une société malade
«Silicon Valley», comme «WeCrashed» et «The Dropout», ont une manière très efficace de donner à voir le vide. Il y a quelque chose de vertigineux à suivre, épisode après épisode, les aventures trépidantes d’entreprises qui ne reposent sur rien. Mais alors que la sitcom se concentrait sur la satire, les deux autres tentent, chacune à leur manière, de trouver des éléments d’explication à ces dérives de l’économie moderne.
En creux, elles brossent le portrait d’une société malade de la solitude de ses individus, qui n’est plus capable de les évaluer qu’à l’aune de leur réussite professionnelle. Laquelle se mesure au nombre d’abonnés sur les réseaux sociaux plus qu’aux réalisations concrètes. Elizabeth Holmes, comme Adam Neumann, ne sont finalement que les exemples extrêmes d’un mal très répandu: la déconnexion totale du réel.