«C’est triste qu’ils se fassent simplement de l’argent avec cette tragédie. Ça n’est que de la cupidité.» Cette phrase a été écrite en septembre dernier, dans les colonnes du média américain «Insider», par Rita Isbell. Et elle vise directement la plateforme Netflix. À ce moment-là, nous sommes cinq jours après le lancement de la série «Dahmer», réalisée par le très célèbre showrunner Ryan Murphy. Celui-ci a décidé de retracer le parcours sanglant de Jeffrey Dahmer, serial killer surnommé le «cannibale de Milwaukee», qui a tué, parfois violé et mangé 17 jeunes hommes.
Rita Isbell est la sœur de l’une des victimes et pose alors ouvertement la question: peut-on, au nom de la liberté de création, raconter en série la vie de personnes bien réelles qui n’ont pas donné leur accord? En enchaînant les true crimes, ces fictions ou documentaires qui s’intéressent à de vraies affaires, et répondent à un appétit dévorant du public pour le genre, Netflix et les autres plateformes préfèrent-elles le profit à l’éthique? De «Bardot», biopic non-autorisé de Brigitte Bardot qui vient de sortir à la télévision française, à «Tapie», biopic décrié de Bernard Tapie à venir sur Netflix, en passant par l’histoire de la sex-tape de Pamela Anderson sur Disney+, le dilemme se pose en permanence.
Pas d’autorisation
Le fait qu’une célébrité refuse l’adaptation de son histoire à l’écran n’arrête pas les showrunners. Preuve en est avec la série «Tapie», à venir sur Netflix en septembre prochain. Bernard Tapie, homme d’affaires français controversé, ne pourra jamais juger du résultat sur pièce, puisqu’il est mort en octobre 2021. Mais sa famille, notamment sa fille, est déjà montée au créneau au moment de la diffusion en avant-première il y a quelques semaines. «L’irrespect n’a pas de limite», a lâché Sophie Tapie sur Instagram. Au-delà du fait que son père avait «verbalisé avant sa mort qu’il était contre cette série», c’est le qualificatif d’«arnaqueur» utilisé par Netflix à son égard qui l’a fait sortir de ses gonds.
L’actrice Brigitte Bardot n’a pas non plus donné son feu vert à la fiction «Bardot», dont les huit épisodes viennent de sortir lundi à la télévision française. «Je ne suis même pas au courant de ce truc! Mais je m’en moque: la seule chose qui importe, c’est ma vraie vie avec moi dedans. Et pas des biopics à la con», lâchait l’icône avec son franc-parler désormais légendaire dans le «Journal du Dimanche» il y a quelques mois.
Des séries qui mettent à nu l’intimité…
Pour d’autres, ces adaptations ne suscitent pas seulement de l’indifférence rageuse. «Pam & Tommy», la mini-série produite par Hulu et diffusée en Suisse sur la plateforme de Disney, a justement été l’occasion de mettre en exergue la violence que pouvait constituer la sortie d’une série sans le consentement de sa protagoniste principale.
Contactée à de multiples reprises avant le tournage puis au moment de la post-production, Pamela Anderson a refusé de participer d’une quelconque manière à cette fiction. Elle «ne regardera jamais, jamais ça. Pas même la bande-annonce», assurait également une source proche de l’ancienne actrice d’«Alerte à Malibu» à «Entertainment Weekly» au moment de la sortie.
Pour Pamela Anderson, la fuite de cette sex-tape a été un véritable traumatisme. La série ne fait qu’enfoncer le clou. «Imaginez si une célébrité se faisait voler ses photos intimes aujourd’hui et qu’Hollywood recréait non seulement ce crime mais aussi les photos intimes. Cela ne pourrait jamais arriver.» Ce qui choque alors cette amie de Pamela Anderson, c’est bien qu’on voit dans la série les ébats de la comédienne et son compagnon de l’époque, Tommy Lee, ébats qui finiront partout sur Internet après le vol de leur sex-tape. La scène est courte et peu explicite mais «accablante», juge-t-elle.
…et font revivre un traumatisme
Rita Isbell aussi invoque le traumatisme passé pour justifier son écoeurement face à «Dahmer». En 1992, lors du procès du meurtrier, la jeune femme avait hurlé contre l'accusé, sous le coup d’une immense colère. Une scène intégralement reproduite dans la série. «Je n’étais pas moi-même à ce moment-là. J’étais hors de mon corps. Quand j’ai regardé la série [...] c’était comme tout revivre depuis le début. Cela a fait ressurgir toutes les émotions ressenties à l’époque», écrit Rita Isbell, avant de s’insurger.
«Je n’ai jamais été contactée pour cette série. Je crois que Netflix aurait dû nous (nldr: les proches de victimes) contacter pour nous demander si cela nous dérangeait ou comment nous nous sentions. Ils ne m’ont rien demandé, ils l’ont simplement fait.» De son côté, Ryan Murphy a assuré avoir écrit à une vingtaine de personnes, qui ne lui auraient jamais répondu. «Je n’ai pas regardé l’intégralité de la série, poursuit Rita Isbell. Je n’ai pas besoin de la regarder. Je l’ai vécu. Je sais exactement ce qui s’est passé.»
Pour le psychologue et psychanalyste franco-suisse Saverio Tomasella, que nous avions interrogé sur la fascination qu’exercent les tueurs en série du petit écran, ces true crimes sont à même d’amplifier le traumatisme d’anciennes victimes ou de leurs proches. «Pour les personnes traumatisées, il y a une espèce de redoublement, de renforcement du stress post-traumatique. C’est antithérapeutique. Je comprends donc que ces familles soient offusquées», explique-t-il.
Des histoires dans le domaine public
Du côté de ceux qui font les séries, on invoque deux arguments. D’abord, le fait que les histoires sont connues. «On raconte une époque porteuse d’énormément de mythologies, d’imaginaire, explique Christopher Thompson, co-réalisateur de «Bardot» avec sa mère, Danielle Thompson. L’histoire de Brigitte Bardot, mais aussi des autres protagonistes comme Jean-Louis Trintignant ou Roger Vadim, appartient depuis des années au domaine public.»
Les Thompson assurent par ailleurs que derrière ses prises de position publiques acérées, Brigitte Bardot s’est montrée nettement moins acerbe en privé. «On l’a contactée très vite, en lui envoyant une lettre, détaille Danielle Thompson. Elle nous en a renvoyé une. Elle disait qu’elle ne comprenait pas pourquoi on continuait de s’intéresser à elle alors qu’elle vivait recluse et que rien ne l’intéressait à part les animaux. Mais qu’elle savait que cela se ferait forcément un jour. Et d’une certaine manière, elle préférait que ce soit nous.»
«Toutes les informations sont dans le domaine public», confirme Victoria Charlton. Cette Québécoise spécialisée dans true crimes décortique des affaires depuis 2016 sur YouTube. Sa chaîne compte aujourd’hui plus de 700’000 abonnés de tous les pays francophones. Si elle explique «compatir pour les familles» qui voient leur histoire adaptée à l’écran sans autorisation, et parfois même sans être prévenues, «elles ne peuvent pas l’empêcher», reconnaît-elle.
À titre personnel, la youtubeuse a entamé un virage dans sa pratique, pour se concentrer sur les disparitions irrésolues. Cela lui a permis de s’éloigner des histoires sanglantes pour préférer le mystère, mais aussi de ne pas se mettre les familles à dos: «Je les contacte et je choisis toujours une histoire où la famille est d’accord, même si je n’ai en théorie pas besoin de cette permission.»
Certains showrunners se prémunissent légalement de toute poursuite en acquérant des droits, parfois de façon un peu détournée. Pour «Pam & Tommy» par exemple, les producteurs ont acheté ceux d’un article journalistique, publié en 2014 dans «Rolling Stones». Dès lors, impossible pour Pamela Anderson de s’opposer juridiquement à la série. Le psychologue Saverio Tomasella y voit d’ailleurs une faille de la législation: «Il devrait y avoir une loi qui protège les victimes de tous ces actes violents jusqu’à leur mort. Il faudrait que les réalisateurs ne puissent faire une fiction ou un docu-fiction qu’après la mort de ces personnes ou avec leur accord express.»
«C’est une interprétation, pas une reproduction»
L’autre argument avancé pour défendre les séries est celui de la liberté de création et d’interprétation d’une histoire. L’année dernière, c’est comme ceci que s’est défendu Antonio Campos. Ce scénariste et réalisateur a sorti «The Staircase» (disponible sur Canal+), qui revient sur l’affaire Peterson. En 2001, l’auteur de romans policiers Michael Peterson appelle les urgences de Durham, en Caroline du nord. Sa femme, Kathleen, a fait une chute mortelle dans les escaliers de leur maison. Rapidement, les enquêteurs dépêchés sur place soupçonnent le mari d’y être pour quelque chose. S’en suivent seize années de procédures complexes, autour d’une famille déchirée.
Entre 2004 et 2018, le documentariste français Jean-Xavier de Lestrade réalise un documentaire sur le scandale qui déchaîne l’Amérique. «Soupçons» est composée de treize épisodes sortis en 2004, 2012 puis 2018 pour suivre tous les rebondissements de l’affaire. Dès 2008, Jean-Xavier de Lestrade est contacté par Antonio Campos, qui veut parler de l’affaire Peterson sous le prisme de la fiction, en intégrant dans son histoire la réalisation du documentaire. Lestrade lui donne accès à sa documentation et ses rushes. Le projet prend beaucoup plus de temps que prévu et lorsque sort enfin «The Staircase» l’année dernière, le Français est furieux. La fiction montre notamment qu’une monteuse qui travaillait avec Lestrade, puis a entamé une liaison avec Michael Peterson (oui, cette histoire est pleine de surprises), aurait trafiqué le documentaire pour qu’il soit plus favorable à l’accusé.
«C’est totalement faux, assure alors Lestrade à nos confrères de 'Télérama'. La série est terrible, falsifiante. Campos salit notre manière de travailler.» Michael Peterson lui-même (qui a été condamné pour le meurtre mais est sorti de prison) a vertement critiqué la fiction. Mais Campos a répondu dans les colonnes du «Parisien» qu’il s’agit «d’une série inspirée de», avec un travail «de dramatisation» et non «de reproduction». «C’est une interprétation», balaye-t-il.
«Ça ne peut pas me freiner dans mon travail»
Cette même liberté d’interprétation incombe aux acteurs et aux actrices. Evan Peters, qui joue le rôle Jeffrey Dahmer dans la série de Ryan Murphy, a expliqué avoir longuement hésité avant d’accepter, puis travaillé d’arrache-pied pour acquérir la démarche, la posture et le phrasé du meurtrier. Résultat: un Golden Globe de meilleur acteur, suivi d’un discours très critiqué par la mère d’une victime, le comédien n’ayant pas eu un mot à leur égard.
La jeune Julia de Nunez, qui enfile les robes et les bikini vichy de Brigitte Bardot, nous explique avoir dû se détacher de l’icône, oublier la pression d’incarner une véritable personnalité: «Je ne pouvais pas avoir une demi-mesure. Évidemment, j’essaie d’interpréter sa vérité. Mais ça ne pouvait pas me toucher, me freiner dans mon travail. Sinon, je n’aurais pas pu m’abandonner complètement dedans. Je ne pouvais pas ne pas passer à travers le mythe, cela aurait été trop écrasant. C’était nécessaire de rentrer dans son intimité et pour ça, il ne fallait pas que je sois impressionnée.»
«Je ne voulais pas manipuler quelqu’un»
Toutes les polémiques n’entament pas le succès des true crimes. Après «Dahmer», Netflix vient d’annoncer que la prochaine saison de Ryan Murphy se focaliserait sur deux nouveaux meurtriers, les frères Lyle et Erik Menéndez, condamnés pour le meurtre de leurs parents en 1989. Finalement, le seul moyen de séparer le bon grain de l’ivraie, l’histoire vraie réussie et intelligente de la série voyeuriste et inutile, est de juger sur pièce. Il ne reste comme garde-fou que le point de vue des scénaristes, producteurs et showrunners. Une série comme «Pam & Tommy», fustigée par Pamela Anderson, ressemble pourtant à une vaste entreprise de réparation envers l’actrice, tant elle montre justement la violence misogyne qui s’est abattue sur elle à l’époque.
Et la seule manière de se prémunir de toute polémique reste d’assumer la fiction. Le showrunner britannique Jack Thorne a travaillé autant sur des histoires inventées de toutes pièces («Skins», «Shameless», «His Dark Materials») que des true crimes. Sa prochaine série, «Best Interests», qui sera diffusée à la fin du printemps sur la BBC, raconte l’histoire d’un couple qui se déchire autour de l’arrêt des soins palliatifs de leur fille lourdement handicapée. «Nous avons recueilli de nombreux témoignages et conseils, mais on ne voulait pas raconter l’histoire de quelqu’un en particulier, explique-t-il à Blick. Parce que c’est le droit de chacun de raconter sa propre histoire.»
«J’ai mis des gens en colère»
De son expérience sur les scénarios tirés d’histoires vraies, Jack Thorne a gardé des souvenirs mitigés: «Quand je fais ça, je suis sûr que les personnes sont d’accord et contentes du résultat. Mais c’est très compliqué parce qu’il faut leur expliquer que dans tous les cas, ça ne sera jamais qu’une version d’elles-mêmes à l’écran, et une version d’elles-mêmes avec laquelle elles ne seront jamais totalement en phase. Il y aura des choses difficiles mais nécessaires pour que l’histoire fonctionne. Les gens ont une version de leur histoire et si vous cumulez différents points de vue, forcément vous allez faire des déçus. J’ai mis des gens en colère.»
Impossible, selon lui, de faire pareil avec «Best Interests». «Cela aurait été inapproprié. Je ne veux pas juger le choix des autres, mais de mon côté, je ne voulais pas avoir l’impression de manipuler quelqu’un, de blesser des gens. Il fallait avancer sans réactiver des traumatismes.»