Immense rebondissement dans l'affaire Mike Ben Peter! Deux experts étasuniens démontent l'argumentaire de leurs homologues suisses. «Les circonstances de sa mort ne peuvent être considérées que comme un 'homicide'», affirme le professeur Michael D. Freeman, de l'Université de Maastricht, aux Pays-Bas.
C'est aussi, en substance, l'avis de son confrère Victor W. Weedn. «Je crois avec une certitude médicale raisonnable que Ben Peter aurait survécu si la police avait pu le calmer et le maîtriser d'une manière qui lui aurait permis de respirer au maximum», écrit ce professeur de George Washington University, aux États-Unis.
Ces deux rapports — commandés par l'avocat de la famille de Mike Ben Peter, Simon Ntah — ont été déposés dans le cadre de la procédure d'appel auprès du Tribunal cantonal, toujours en cours. Pour mémoire, ce 22 juin, le Tribunal d'arrondissement a acquitté six policiers lausannois accusés d'homicide par négligence après la mort de Mike Ben Peter. Ce Nigérian, soupçonné d'être un dealer, était décédé le 1er mars 2018, environ douze heures après une intervention musclée lors d'un contrôle antidrogue.
Plaquage ventral
Le 28 février, les agents avaient dû appeler les secours et entamer un massage cardiaque lorsqu'ils avaient remarqué que l'homme de 39 ans avait fait un arrêt cardiorespiratoire alors qu'il était immobilisé grâce à un plaquage ventral depuis plusieurs minutes. Des boulettes de cocaïne avaient été retrouvées dans sa bouche. Les juges ont retenu que la cause de son décès était multifactorielle et ne pouvait pas être liée aux actes des forces de l'ordre.
La justice — outre l'audition des prévenus et quatre jours d'audiences fleuves — s'est appuyée sur deux études, réalisées en 2019 et 2021. Il faut d'abord se pencher sur ces dernières pour comprendre les nouvelles expertises, menées en 2023.
Que disent les expertises suisses?
La première émane du Centre universitaire de médecine légale (CURML). En 2019, sa directrice, la professeure Silke Grabherr, et ses collègues y confirment leur autopsie: la mort de Mike Ben Peter est due à un arrêt cardio-respiratoire aux origines multifactorielles.
En 2021, après des controverses autour des liens privés et professionnels entre Silke Grabherr et la police, le procureur demande un deuxième avis. En 2021, le professeur Christian Schyma, de l'Institut de médecine légale de l'Université de Berne, entre en scène.
Lui explore deux pistes principales: l'asphyxie positionnelle due au plaquage ventral et l'agitation extrême, concept désormais décrié connu sous le nom d'excited delirium syndrome (ExDS) en anglais. Une condition de stress immense qui peut mener à une hausse de la température corporelle et à l'arrêt cardio-respiratoire.
«Lutte farouche»
Christian Schyma écarte l'asphyxie positionnelle — et donc la responsabilité de la police. Le scientifique souligne ainsi que, selon des études américaines, la position de décubitus ventral ne peut pas à elle seule être responsable de la détérioration de la respiration ou de l'oxygénation du sang.
En revanche, poursuit-il, Mike Ben Peter présentait des symptômes ressemblant à ceux de l'ExDS, comme son comportement hyperactif et violent. Pas de doute possible à ses yeux: c'est sa lutte farouche et l'ExDS qui ont mené à son arrêt cardiaque. La première expertise considérait l'ExDS comme l'un des facteurs prépondérants.
Un diagnostic banni en Californie
Problème, depuis la mort de George Floyd aux États-Unis en 2020, les diagnostics mentionnnant un ExDS chez une personne décédée après une intervention policière n'ont cessé d'être dénoncés. Au point que, ce 11 octobre, l'Etat de Californie — à majorité démocrate — a purement et simplement banni l'ExDS comme une cause possible de décès, relève notamment «The New York Times». Le prestigieux média signale en outre que bon nombre d'associations médicales importantes considèrent le terme comme relevant de la «pseudoscience».
En 2021, la puissante American Medical Association (AMA) avait expliqué sa prise de position en brandissant différentes publications scientifiques. Celles-ci démontrent que le terme est en fait «une justification pour l'usage excessif de la force par la police, évoquée de manière disproportionnée dans les cas où des hommes noirs meurent alors qu'ils sont détenus par la police», martelait l'AMA, citée par «The New York Times».
Les Américains critiquent les expertises suisses
Venons-en maintenant aux analyses privées des spécialistes américains, qui viennent d'être déposées dans la procédure d'appel. Comme les experts suisses, tous les deux sont partis de l'unique rapport d'autopsie. Penchons-nous dans un premier temps sur le document daté du 9 octobre 2023, signé de la main de Michael D. Freeman.
Son pédigrée est impressionnant. Il mentionne avoir été appelé à témoigner lors de plus de 400 procès, au civil et au pénal, aux États-Unis, au Canada, en Australie et en Europe.
Mais aussi avoir fait partie des sept scientifiques nommés en septembre 2021 par le procureur général du Maryland pour auditer le travail du légiste en chef David Frowler. Ce dernier avait été critiqué par quelque 400 experts après avoir témoigné en faveur de l'officier Derek Chauvin, condamné en juillet 2022 à 21 ans de prison pour la mort de George Floyd.
Dans sa prise de position sur la mort de Mike Ben Peter, Michael D. Freeman qualifie d'entrée l'ExDS de «concept désuet», «scientifiquement discrédité» et «hautement controversé» dans ce contexte. Son usage dans le rapport d'autopsie est «problématique et inutile», flingue-t-il. Selon l'une de ses récentes recherches, «l'article scientifique de référence sur le sujet», «il n'existe aucune preuve que le ExDS soit une condition mortelle autonome». En d'autres termes: en l'absence d'immobilisation et de plaquage ventral.
Quid de la drogue?
Michael D. Freeman pointe aussi une étude de 2021 qui «démontre» que la «combinaison de l'effort physique, de la position de décubitus ventral et du menottage, avec ou sans compression sur le dos, [constitue] un mécanisme scientifiquement valide, propre à provoquer l'asphyxie». Mais ce n'est pas tout: le risque de décès est jusqu'à 50 fois supérieur lorsque la police fait usage de techniques d'entrave, alerte une autre publication.
La conclusion du chercheur est donc ferme. «J'estime que le décès de M. Peter a entièrement résulté du recours à l'immobilisation maximale prolongée en décubitus ventral par les gendarmes, ce qui a entraîné la mort par arrêt cardiorespiratoire déclenché par asphyxie.»
Quid de la drogue? «Il n'existe aucun élément factuel ou scientifique permettant d'établir que le décès de M. Peter était lié à la cocaïne qu'il avait ingérée quelques jours auparavant, pour laquelle l'analyse toxicologique du sang s'est révélée négative, ni aucune preuve que son anomalie asymptomatique du rythme cardiaque aurait entraîné ou pu entraîner une mort subite d'origine cardiaque, en l'absence d'immobilisation.»
Un «homicide»
Michael D. Freeman en est persuadé: «L'ExDS n'a pas tué M. Peter.» «Pas plus que son obésité ou son sexe, renchérit-il. M. Peter est décédé en raison des manœuvres d'immobilisation violentes, utilisées à son encontre par les gendarmes, et décrites dans le présent rapport.»
Ses derniers mots sont clairs. «Les circonstances de sa mort ne peuvent être considérées que comme un 'homicide'.»
«Mike Ben Peter ne serait pas mort si...»
La deuxième expertise privée remise à la justice est datée du 27 juillet 2023. Son auteur, Victor W. Weedn a notamment publié un papier sur le sujet en 2022. Il se montre très sceptique envers le rapport bernois de Christian Schyma. Pour rappel, celui-ci certifie que la position de décubitus ventral ne peut pas à elle seule être responsable de la détérioration de la respiration ou de l'oxygénation du sang.
En résumé, Victor D. Weedn explique qu'il ne faut pas s'intéresser à la capacité de l'être humain à s'oxygéner, mais plutôt à son aptitude à expulser du CO2 lorsqu'il est en position de décubitus ventral. Et que la possibilité limitée de se débarrasser du dioxyde de carbone entraîne ce qu'on appelle une acidose métabolique. Notion barbare, mais centrale.
Pourquoi? Parce que le scientifique américain note — et c'est essentiel — que les données de l'autopsie démontrent une acidose métabolique «grave» chez Ben Peter. Et que c'est cela qui a mené, selon lui, à l'arrêt cardiaque. Celui-ci «est survenu en raison du développement d'une acidose métabolique grave [...] résultant de l'intervention de la police et de la contention en position de décubitus ventral.» En clair, Mike Ben Peter est mort parce qu'il n'arrivait plus à sortir suffisamment le CO2 de ses poumons, à cause de son immobilisation par les six agents.
«Sur la base des faits tels que je les connais, je crois avec une certitude médicale raisonnable que Mike Ben Peter ne serait pas mort s'il n'y avait pas eu de rencontre avec la police», assure Victor W. Weedn. Avant d'enfoncer le clou: «Je crois avec une certitude médicale raisonnable que Ben Peter aurait survécu si la police avait pu le calmer et le maîtriser d'une manière qui lui aurait permis de respirer au maximum de ses capacités.»
Les avis des avocats
Pour Simon Ntah, les rapports de ces deux experts — qui ont travaillé pro bono, glisse-t-il — sont «la démonstration d'une énorme erreur judiciaire commise par le tribunal de première instance». «On ne peut pas tolérer un jugement comme celui-ci», assène l'homme de loi, qui a reçu Blick dans ses bureaux genevois.
Le Tribunal cantonal ne souhaite pas commenter une procédure en cours. Mais, selon Simon Ntah, la Cour d'appel a décidé de soumettre les analyses américaines aux auteurs suisses mandatés pour les premières expertises.
L'avocat de la famille de Mike Ben Peter est «préoccupé par le fait que le président du tribunal estime opportun de confier une nouvelle expertise aux experts suisses dont l’inadéquation a été démontrée et constatée par des sommités mondiales en la matière.» En d'autres termes, «c'est comme si on demandait à un élève ayant obtenu la note de 2 d'évaluer les compétences et les corrections de son professeur!»
«Nombreuses critiques» possibles
De son côté, Odile Pelet, au nom des conseils des six policiers, retient dans un e-mail adressé à Blick que «le dossier pénal contient deux expertises judiciaires ordonnées en toute indépendance par le Ministère public». Et que «les parties ont pu participer à leur mise en œuvre, poser des questions aux experts et formuler des observations.»
«Ce n’est pas le cas des rapports privés, qui ont été commandés par les parties plaignantes», pique-t-elle. Rapports privés «qui ne respectent pas les formes légales de l’expertise», insiste-t-elle. Des expertises privées n'ont donc pas de poids juridique que celles commandées par la justice.
Et sur le fond? «Nous réservons cependant à l’autorité d’appel les nombreuses critiques qu’appellent ces rapports», se contente de répondre l'avocate.
Blick a également sollicité Silke Grabherr et Christian Schyma, à l'origine des deux expertises suisses. Les deux font savoir qu'ils ne sont pas en mesure de s'exprimer publiquement dans le cadre de la procédure en cours.