La poubelle laissée sur le paillasson déborde de plaquettes d’antidépresseurs vides. La sonnette retentit. Encore et encore. Plusieurs minutes passent. Joao* finit par ouvrir sa porte. «Pardon, je dormais, murmure-t-il. C’est tout ce que j’arrive à faire ces temps et encore, pas très bien… Je suis désolé.»
Ce «Portugais du Cap-Vert», comme il se décrit lui-même, a de la peine à émerger. Il se frotte les yeux frénétiquement et se traîne tant bien que mal en direction du salon de son modeste appartement sis à Conthey. À ses côtés, sa femme et leur fille âgée d’à peine quelques mois. La télé bourdonne mais personne ne la regarde. Il fait sombre: les rideaux sont tirés et entravent le soleil valaisan. Les sourires sont rares, l’atmosphère est lourde. Joao ne sait pas par où commencer pour expliquer son malheur. Il s’assied délicatement et cherche ses mots. Soudain, il se tire la peau du bras gauche et baisse le regard: «C’est ça, le problème». Joao est noir.
Et alors? Et alors le jeune papa confie avoir été victime de racisme sur son lieu de travail, à Aproz Sources Minérales SA, filiale du groupe Migros. «Le macaque», «Blanche-Neige» ou encore «le nègre». Voici comment certains de ses collègues et un supérieur l’auraient surnommé des années durant. Jusqu’à l’explosion: son licenciement survenu en septembre et dont il conteste les motifs.
Depuis, Joao souffre d’une dépression sévère et met la maigre énergie qui lui reste dans son combat pour faire reconnaître sa souffrance. Un chemin de croix rendu encore plus compliqué par ses allers-retours en milieu hospitalier, les vagues d’angoisses qui le saisissent sans crier gare plusieurs fois par jour et ses pensées suicidaires. Au moment de notre rencontre, toute sa petite famille est affectée par la situation.
«J’aimais mon travail et il était très important pour nous, murmure-t-il, des sanglots dans la voix. J’ai serré les dents pendant des années. Et je me fais virer parce que je ne me suis finalement pas laissé faire? C’est injuste.» Le dossier est sensible, hautement émotionnel, et voit deux versions s’opposer.
Joao affirme que son licenciement est la conséquence ultime d’une longue vengeance orchestrée par son supérieur, après qu’il a dénoncé il y a quelques années les propos racistes d’un de ses collègues proche du cadre. Concrètement, il lui serait reproché de ne pas s’être présenté au boulot un vendredi soir alors même qu’un chef de groupe lui aurait confirmé qu’il n’avait pas à travailler ce jour-là. Son ex-employeur assure pour sa part que le licenciement est valable, qu’il résulte de manquements professionnels, et conteste intégralement les accusations portées contre le supérieur.
Des propos insoutenables
Une chose est cependant sûre. En 2017, Joao a bel et bien été victime de propos racistes à Aproz Sources Minérales SA. La société le reconnaît dans des documents que Blick a pu consulter. «Mon client faisait l’objet de railleries incessantes et d’insultes particulièrement affligeantes de la part d’un de ses collègues, relate Me Grégoire Rey, avocat du Valaisan d’adoption. J’ai d’abord eu le sentiment que l’entreprise cherchait à étouffer l’affaire. Mais, comme l’auteur a finalement fait amende honorable, mon client s’est contenté d’une procédure interne et n’a pas saisi la justice. Il voulait laisser une chance à cet homme et pensait que chacun pourrait reprendre normalement le travail.»
D’après différents courriers, l’homme indélicat – décédé depuis – a été averti oralement par sa direction: «Il lui a été signalé que tout autre manquement de cette nature ferait l’objet d’un avertissement écrit et qu’un licenciement serait envisagé en cas de récidive», écrivait-elle, notamment. Affaire classée? Loin de là!
Environ une semaine après le début de la procédure, l’homme aux propos racistes a percuté avec son chariot élévateur celui conduit par Joao. Heureusement, personne n’a été blessé. Mais le Portugais en est persuadé: la collision n’est pas fortuite. «Ce genre de choses n’arrive jamais, souffle-t-il. Et comme par hasard, cela s’est produit dans la foulée de ma dénonciation… Les conséquences auraient pu être dramatiques.»
Une enquête interne contestée
Droit derrière le choc, Aproz Sources Minérales SA a entendu toutes les parties. «Après analyse des faits par notre responsable sécurité et par le supérieur hiérarchique des deux intéressés, l’incident a été classé comme étant de nature accidentelle, appuie-t-elle dans une lettre en notre possession. De tels accidents sont regrettables, mais peuvent arriver dans un espace aussi restreint que celui dans lequel [les deux employés] se déplaçaient le jour de l’incident. Selon l’enquête qui a été menée, les deux faits (la collision et les propos racistes, ndlr.) sont à considérer de manière distincte.»
Joao n’a jamais cru à ces conclusions. D’après lui, l’enquête n’a pas pu être menée correctement puisque son supérieur prenait systématiquement fait et cause pour celui qui le persécutait, «malgré les évidences». Pire: peu après les faits, son chef aurait à son tour commencé à le dénigrer et à lui faire des remarques racistes.
Me Grégoire Rey condense la position de Joao. «Les comportements racistes semblent être devenus endémiques chez Aproz Sources Minérales SA, tonne-t-il. Le chef de mon client s’est toujours montré hostile mais les choses sont rapidement devenues beaucoup plus graves: il a — et devant plusieurs personnes — régulièrement apostrophé Joao en l’appelant 'Blanche-Neige' et en faisant d’autres allusions à sa couleur de peau, sans pouvoir ignorer à quel point ce dernier avait mal vécu les épisodes que son collègue lui avait déjà fait subir.»
«Montre ton Black Mamba»
Les accusations ne s’arrêtent pas là. En voici un autre exemple, particulièrement éloquent. Lors d’une sortie d’entreprise en Suisse allemande il y a environ trois ans, Joao aurait été humilié alors qu’il prenait sa douche. Son supérieur, accompagné d’un autre individu, aurait tenté d’entrer dans la salle de bains de force. En vain. Les deux compères auraient ensuite scandé, en faisant allusion au sexe du père de famille: «Montre ton Black Mamba! Montre ton Black Mamba!»
Nous avons pris contact avec quatre anciens collègues du Contheysan. Interrogés, ils affirment ne pas avoir assisté à des scènes où le cadre pointé du doigt aurait tenu des propos racistes lorsqu’il s’adressait à Joao. Cependant, tous dépeignent «une ambiance de travail raciste».
Des témoignages accablants
Un jeune homme raconte par exemple que le Portugais était le seul Noir dans son service et qu’il ne passait pas inaperçu: «Il y avait régulièrement des remarques ou des insultes racistes qui étaient prononcées devant tout le monde. Quand certains signifiaient que traiter un collègue de nègre ou de singe n’était pas très adéquat, les auteurs se réfugiaient derrière l’humour.»
Un autre témoin affirme que plusieurs collègues lui ont mené la vie dure des années durant. «Je crois que certains avaient vraiment peur de Joao à cause de sa couleur, tâtonne-t-il. J’ai remarqué un clivage générationnel: les plus jeunes collaborateurs étaient choqués des remarques méchantes qui le visaient alors que plusieurs des plus vieux trouvaient normal de se méfier de lui et de le rejeter.»
Il cite un exemple concret: «À la pause de midi, Joao était souvent le sujet de la discussion. Pour beaucoup, il était étranger donc il volait le travail d’un Suisse. Il était appelé le Noir, Blanche-Neige ou le singe. Vous savez comment c’est par ici, soit vous riez avec le groupe, soit vous ne faites plus partie du groupe.»
Une personne qui a directement travaillé avec lui le décrit comme une personne «solaire, humble et travailleuse». «Il a beaucoup encaissé pendant ses années à Aproz et j’ai toujours trouvé remarquable que sa volonté d’intégration et son souci du travail bien fait passent avant ses problèmes relationnels, se souvient-elle. Pour être honnête, je pense que je ne me suis pas rendu compte de la gravité des faits sur le moment. Je le regrette. Je cogite depuis que j’ai appris son licenciement. Pour moi, c’est incompréhensible et injuste.»
Un chef qui ne fait pas l’unanimité
Concernant le supérieur accusé, les avis sont partagés. Une personne sur les quatre interrogées n’a rien à lui reprocher et salue son implication ainsi que son expérience. Par contre, les trois autres le décrivent comme un chef «autoritaire», parfois «blessant et humiliant». Une résume: «S’il vous aime bien, vous pouvez mener votre travail tranquillement. Il sera même soutenant. Par contre, s’il vous a dans le nez, votre quotidien va être plus compliqué.» Une autre abonde: «Cela se voyait qu’il ne supportait pas Joao. Il le descendait régulièrement: 'bon à rien', 'mauvais', 'stupide'… La liste est longue et je ne vous confie que les termes polis.»
Confrontée à l’ensemble des témoignages, Aproz Sources Minérales SA a refusé par deux fois nos demandes d’entretien. Dans une lettre recommandée, elle avance que la loi lui interdit de se prononcer dans les médias concernant un litige en cours et de fournir des données sur ses collaborateurs. «Pour le surplus, nous tenons à préciser que les allégations de [Joao] portées à l’encontre d’Aproz Sources Minérales SA sont erronées et par conséquent formellement contestées.» Le cadre, quant à lui, n’a pas pu être joint par Blick.
La société indique par ailleurs qu’elle agira «sans autre avertissement, par toute voie de droit utile, afin de préserver son image et exiger la réparation de tout dommage à la suite de toute publication qui porterait atteinte à son honneur et/ou ne serait pas conforme à la vérité.» Après cette réaction au ton martial, elle finit par nous rediriger vers le service de communication de Migros.
«La vigilance doit être renforcée»
Dans une première déclaration générale, le géant orange souligne qu’il ne tolère aucune forme de discrimination dans les entreprises du groupe. «Le principe de la non-discrimination des collaborateurs et collaboratrices est inscrit dans la CCNT Migros ainsi que dans le code de conduite du groupe Migros», développe dans un courriel Tristan Cerf, porte-parole.
Le communicant rebondit: «Toute pénalisation sur la base de caractéristiques personnelles telles que le sexe, l’origine, l’orientation sexuelle ou un handicap est formellement interdite, auquel cas, elle doit être prise en charge sans délai et traitée dans le respect de nos lignes directrices. Nous veillons également à ce que règne dans les équipes une ambiance de travail fondée sur le respect mutuel et la tolérance.»
Migros bénéficie en outre de nombreux outils destinés à dénoncer toute violation de ces principes, notamment un service de signalement spécialisé commun à tout le groupe, «où la confidentialité est entièrement et strictement assurée», certifie Tristan Cerf.
Relancé sur les témoignages que nous lui avons aussi fait parvenir, le porte-parole déclare que, sur les questions de discrimination, «le travail est sans relâche»: «Quand un soupçon apparaît, ce qui est désolant, la vigilance doit être renforcée. La politique en la matière, c’est zéro tolérance.» Avec ces témoignages, y a-t-il de quoi remettre en cause le licenciement? Tristan Cerf se refuse à tout commentaire. Mais, selon nos sources, la procédure aurait été faite conformément aux règles.
Me Grégoire Rey conteste ces informations, «le licenciement ayant été rédigé à la va-vite et avant d’entendre l’intéressé, ce qui laisse perplexe sur l’indépendance des ressources humaines dans cette entreprise». Dans l’impasse, l’homme de loi s’apprête à saisir les tribunaux. «Jusqu’ici, nous voulions laisser la possibilité à Aproz Sources Minérales SA de reconnaître ses torts et de faire le ménage en son sein, regrette-t-il. Nous espérions très sincèrement que Joao puisse être réintégré. La diplomatie a maintenant atteint ses limites.»
*Prénom d’emprunt.
Cinq cent septante-deux cas de discrimination raciale ont été recensés en Suisse en 2020, écrivait en début d’année Keystone-ATS. Dans les détails, la majeure partie est survenue sur le lieu de travail et dans le voisinage. C’est ce qui est arrivé à Joao* en 2017 (lire ci-dessus). Comme les années précédentes, les Noirs ont été les plus touchés par le phénomène, avec 206 cas.
Les incidents racistes ont principalement été observés dans l’espace public, les contacts avec l’administration et la police, ainsi que sur Internet, développait la Commission fédérale contre le racisme (CFR) dans son rapport.
Le monde du travail reste le domaine le plus touché par la discrimination, avec 95 incidents recensés en 2020 par les 21 centres de conseil pour les victimes du racisme. Les victimes font état d’humiliations, de comportements dénigrants ou irrespectueux de la part de collègues, ou d’inégalités de traitement par les supérieurs.
*Prénom d'emprunt.
Cinq cent septante-deux cas de discrimination raciale ont été recensés en Suisse en 2020, écrivait en début d’année Keystone-ATS. Dans les détails, la majeure partie est survenue sur le lieu de travail et dans le voisinage. C’est ce qui est arrivé à Joao* en 2017 (lire ci-dessus). Comme les années précédentes, les Noirs ont été les plus touchés par le phénomène, avec 206 cas.
Les incidents racistes ont principalement été observés dans l’espace public, les contacts avec l’administration et la police, ainsi que sur Internet, développait la Commission fédérale contre le racisme (CFR) dans son rapport.
Le monde du travail reste le domaine le plus touché par la discrimination, avec 95 incidents recensés en 2020 par les 21 centres de conseil pour les victimes du racisme. Les victimes font état d’humiliations, de comportements dénigrants ou irrespectueux de la part de collègues, ou d’inégalités de traitement par les supérieurs.
*Prénom d'emprunt.