Une livreuse témoigne
«Ce que nous inflige Smood, c'est du vol»

Depuis des semaines, les livreurs Smood et le syndicat Unia dénoncent des conditions de travail jugées inadéquates. Comment l'ubérisation de la société s'est-elle imposée à certains travailleurs, les plongeant ainsi dans la précarité? Blick s'est penché sur la question.
Publié: 18.11.2021 à 16:59 heures
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Dernière mise à jour: 18.11.2021 à 21:23 heures
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Valentina San MartinJournaliste Blick

Tout a commencé timidement au début du mois de novembre, à Yverdon-les-Bains. Mais les événements se sont enchaînés à la vitesse grand V, jusqu’à sérieusement secouer Smood, la plateforme de livraison suisse. Déplorant leurs mauvaises conditions de travail, des livreurs se sont progressivement mis en grève dans toute la Suisse romande, imitant le mouvement initié dans le Nord vaudois. Ceux de Neuchâtel, Nyon, Sion, Martigny, Lausanne, La Chaux-de-Fonds, Fribourg et Genève ont suivi, démontrant ainsi que les problèmes dénoncés n’étaient pas des cas isolés, mais le fruit de réelles défaillances.

Des mois d’attente pour être payée

Parmi ces grévistes, dont le nombre total est difficile à estimer, Claudia Virgolin, 54 ans, revient sur l’expérience qu’elle vit depuis son engagement en mars 2021. Un mois à peine après ses débuts chez Smood, l’Yverdonnoise constate les premiers couacs. Ses fiches de salaire (que Blick a pu consulter) en attestent: ses pourboires du mois d’avril ne lui sont pas versés en temps et en heure. Au départ, la livreuse qui touche déjà un salaire modeste de 19 francs de l’heure, accepte l’excuse de l’oubli, laissant ainsi le bénéfice du doute à son employeur.

Toutefois, les choses ne s’arrangent pas au fil des mois. Bien au contraire. Une partie de ses heures effectuées en mai et en juillet n’ont pas été payées. «J’ai dû attendre jusqu’à octobre pour qu’on me verse mon argent. C’est allé jusqu’à 10 heures de travail non-payées et j’ai dû insister pour en voir la couleur. Malheureusement, il y a des coursiers qui, après avoir fait pression des mois, ne sont jamais payés. Ils finissent par abandonner. C’est du vol».

Si sa fiche de salaire datée du mois de novembre prouve que ces montants lui ont finalement été versés le mois dernier, une partie de ses heures effectuées en octobre manquent encore à l’appel. «Je travaille les jeudis, vendredis, samedis et dimanches soirs, de 18h à 22h. Cependant, 10 heures de travail manquaient à nouveau dans mon décompte», déplore-t-elle, avant d’ajouter que le souci a cette fois été réglé rapidement.

Confiance rompue et concurrence entre livreurs

En plus des versements qui passent à la trappe, Claudia Virgolin se montre sceptique quant à l’organisation de la plateforme de livraison. «Impossible de savoir si un client a sélectionné un pourcentage pour le versement d’un pourboire au moment de sa commande. Ces montants sont stockés, puis redistribués d’une manière opaque».

Les clients peuvent choisir de donner un pourboire aux livreurs avant même d'avoir reçu leurs plats. Les coursiers expliquent ne pas recevoir de notifications lorsqu'on verse des extras. Ils seraient stockés puis redistribués de manière opaque.
Photo: DR

Par ailleurs, si Smood estime qu’une livraison n’a pas été faite correctement, l’entreprise impose des pénalités à ses livreurs. «On a tenté de déduire un peu plus de 40 francs de mon salaire parce que le sac McDonald’s qui contenait une commande avait lâché. Mais on peut aussi être pénalisé parce qu’on n’a pas bien fait notre selfie». Quel selfie? Eh bien avant de commencer son service, chaque livreur doit envoyer une photo de lui en tenue, avec son sac et prêt à partir…

Côté planning, si les horaires étaient autrefois discutés par avance, les livreurs doivent désormais s’inscrire à des créneaux via l’application Smood Driver. Problèmes: ces disponibilités leur parviennent très tôt le matin, soit à 4h. «Heureusement, maintenant on les reçoit à 7h», souligne la quinquagénaire. Toutefois, toujours selon elle, ces démarches instaurent une concurrence inutile entre les employés.

Le distributeur suisse sous le feu des critiques

Alors, pourquoi Claudia Virgolin ne démissionne-t-elle pas? «Au moment de postuler, je me suis dit que je pouvais leur faire confiance. Il s’agit quand même d’une entreprise suisse dont Migros est un partenaire important», confie-t-elle. Même si la Romande est en grève depuis bientôt un mois, elle garde espoir. L’étiquette «made in Switzerland» de Smood et les 35% d’actions détenues par le géant orange la poussent à croire au sérieux de la société.

Tout comme elle, d’autres livreurs se sentent trahis, exploités et précarisés par le distributeur, à tel point qu’ils ont dû faire appel au syndicat Unia à défaut d’avoir réussi à se faire entendre autrement. Ensemble, ils affichent leurs exigences: une rémunération à 25 francs de l’heure bruts, un paiement correct des heures travaillés, des heures supplémentaires et de leurs pourboires. Ils demandent également une majoration pour les dimanches et les jours fériés, ainsi qu’un défraiement pour l’usage de véhicules privés. Sans oublier un système de paiement égal pour tous les livreurs, soit une rémunération à l’heure, comme c’est déjà le cas à Yverdon, mais pas à Lausanne et Genève. Deux villes où Smood confie des coursiers à la société nommée Simple Pay.

Smood fait un pas en avant

Au début de l’année, Smood avait déjà fait parler d’elle. L’entreprise avait été épinglée après les plus de 200 renvois prononcés par le sous-traitant AlloService. La raison: l’adoption d’un salaire minimum de 23,14 francs à Genève et Lausanne. En septembre, plusieurs employés dénonçaient les mauvaises conditions de travail du distributeur.

À force, Smood a dû se mettre à table. Dans un communiqué publié lundi, le géant de la livraison annonçait l’instauration d’un salaire à 23 francs de l’heure, une hausse des remboursements de frais de véhicules et davantage de transparence.

Luise Kull, marketing manager chez Smood, explique que la plateforme est encline à améliorer les conditions de travail de ses employés, mais en partenariat avec Syndicom et non Unia, syndicat soupçonné d’initier des esclandres inutiles: «Nous avons pris contact avec les personnes refusant de travailler pour comprendre quels étaient les problèmes, écrit-elle dans un courriel. Malheureusement, elles ont toutes répondu de manière coordonnée qu’elles refusaient de nous parler et que nous devions nous adresser à Unia».

Des salariés de Smood avec le soutien du syndicat Unia manifestent lors d'une action le jeudi 11 novembre 2021 à Lausanne.
Photo: keystone-sda.ch

La communicante rebondit: «Après deux semaines de grève, et au-delà des accusations sauvages et génériques, nous n’avons reçu aucun reproche individuel et spécifique. Par coïncidence, cela se produit au moment où Smood est sur le point de finaliser un cadre avec Syndicom. Nous ne répondons pas à leur manière actuelle de faire du buzz pour attirer l’attention. Smood déplore les méthodes d'Unia, qui visent à déstabiliser plutôt qu’à engager un changement social».

Loin d’être une première

Le combat mené par les employés de Smood pourrait devenir un nouveau cas d’école, à l’heure où «l’ubérisation du travail» et ses conséquences font beaucoup débat. Pour mémoire, les chauffeurs de taxi Uber genevois dénonçaient déjà des violations du droit du travail en 2017. La Cour de justice avait fini par trancher en faveur des salariés. Depuis 2020, les chauffeurs travaillant pour l’entreprise américaine sont considérés comme des employés et pas des partenaires. Toutefois, la société a fait recours. La décision est actuellement devant le Tribunal fédéral.

Autre exemple. En 2019, Unia dénonçait la plateforme Batmaid aux autorités. En cause: les conditions de travail des femmes de ménages recrutées par la société vaudoise. Au moment de la crise du Covid-19, Batmaid a revu son organisation. Depuis début 2021, l’entreprise offre la possibilité à ses nettoyeuses de devenir salariées et cotiser des charges sociales.

Dans son rapport sur les travailleurs de plateformes numériques publié en octobre 2021, le Conseil fédéral note qu’il n’y a pas besoin de créer un statut spécifique – en plus de celui d’indépendant et de salarié – pour ces types de travailleurs. Aucune autre proposition n’a été faite par le Conseil fédéral et ce, malgré le risque élevé de précarisation de ces domaines. De leur côté, une partie de la gauche ainsi que les syndicats regrettent ce manque d’initiatives.

Selon les syndicats, si les plateformes numériques ont longtemps vanté leurs organisations high-tech et leurs valeurs modernes, cette nouvelle relation à l’emploi représente un retour en arrière. L’avenir leur donnera-t-il raison?

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