Les époux Ruffieux nous ont donné rendez-vous au square du Mont-Blanc à Genève, petit parc tranquille, à quelques pas du lac Léman. Sylvie est la présidente de la section cantonale de l’Union démocratique fédérale (UDF) comme l’indique le badge qu’elle arbore sur le revers de son veston. Jean-Luc est le vice-président de cette formation conservatrice qui «fonde sa politique sur des valeurs bibliques». Ensemble, ces «presque retraités», fervents protestants, ont décidé de partir en croisade contre l’Eurovision, ce concours jugé «sataniste, occultiste et à l’antisémitisme rampant» par leur parti.
À Genève, la Ville et le Canton se sont engagés à débloquer 30 millions de francs pour l’organisation d’un des événements les plus suivis au monde avec 160 millions de téléspectateurs. Mais le 10 août dernier, à Olten (SO), l’assemblée des délégués de l’UDF a annoncé qu’elle lancerait des référendums à Genève ou à Bâle contre les budgets de l’Eurovision.
Guerre sainte contre l'Eurovision
Ce n’est pas la première fois que le petit parti conservateur chrétien, qui compte 3100 membres, 14 sections cantonales et deux conseillers nationaux, mène une guerre sainte contre le concours. En 2007, l’UDF avait déposé une pétition contre la chanson de DJ Bobo Vampires Are Alive (les vampires sont vivants) dont le texte «minimis[ait] satan et l’enfer». Dans un autre registre musical, le parti s’était aussi insurgé contre l’ancienne conseillère fédérale Doris Leuthard qui — ô malheur — avait osé porter un serre-tête orné de cornes rouges à un concert d’AC/DC en 2016.
Les Ruffieux sont dans les starting-blocks. De ce concours en terres genevoises, ils n’en veulent pas. En raison, d’abord, de son coût jugé exorbitant «pour seulement trois jours de concert. Le tout organisé sur le dos des contribuables! C’est du gaspillage, il y a d’autres priorités!», dénonce Jean-Luc Ruffieux, polo à rayures, assis sur un banc aux côtés de sa femme. «Sans compter l’argent qui sera dépensé pour la sécurité, renchérit-elle. À Malmö (ndlr: ville hôte du concours en 2024), les forces de sécurité ont dû être déployées pour protéger la chanteuse israélienne des manifestants pro-palestiniens.»
Peu importe si Liverpool, la ville hôte du concours en 2023, avait enregistré une valeur ajoutée de 62 millions d’euros. Ou si le Parti libéral-radical genevois (PLR) estime que l’événement pourrait générer entre 30 et 40 millions de retombées économiques. Ou encore si Lionel Dugerdil, président de l’UDC Genève, se réjouit de la venue d’une telle manifestation pour l’économie locale. Jean-Luc Ruffieux balaie cette potentielle manne d’un revers de la main. «Qui vous dit que les touristes n’iront pas se loger en France voisine plutôt qu’à Genève?» L’Eurovision au bout du Léman, c’est non.
Un concours «sataniste» et «wokiste»
Plus que l’aspect financier, c’est la couleur des prestations des participants qui froissent le couple, pour qui le concours est devenu un gloubi-boulga aux saveurs «satanistes» et «wokistes». La performance de l’artiste irlandaise Bambie Thug — «un simulacre de messe noire qui fait peur aux enfants» — a particulièrement remué Sylvie qui, jusqu’alors, avait voté à chaque édition.
Et puis, le sacre de l’artiste non-binaire Nemo n’a pas été du goût de la présidente et du vice-président de l’UDF genevoise. «Lorsqu'il a gagné, Nemo n’a pas brandi le drapeau suisse, mais un autre (ndlr: la bannière LGBTQIA+). Nous ne connaissons pas la signification exacte de ce drapeau, mais ce n’était pas celui de notre pays. Nemo ne représente pas la Suisse.» Et de se lamenter: «On met en avant une minorité LGBT et nous les chrétiens, on ne peut pas s’exprimer. En 2013, l’Armée du Salut avait dû renoncer à porter des uniformes et à son nom pour se présenter au concours. Une vraie censure. Ce 'deux poids, deux mesures' est inacceptable!»
De là à dire que le concours a perdu son âme, submergé par les dérives «wokistes», il n’y a qu’un pas... que les époux franchissent allègrement. «Il suffit de regarder les gagnants comme les transgenres Dana International et Conchita Wurst ou encore Nemo. C’est devenu le Wokistan!», déplore Sylvie Ruffieux. Pour son époux, une solution. Poser un cadre au concours et resserrer les prestations des artistes exclusivement autour des cultures et des langues de chaque pays. Chanter l’amour — pas entre deux personnes du même sexe — le partage et le dialogue en somme. «Plus de chant, moins de show», résume-t-il.
Un petit parti qui donne de la voix
Si l’UDF n’a pour l’heure que deux élus sous la coupole fédérale (le Bernois Andreas Gafner et le Zurichois Erich Vontobel) et vingt représentants dans six parlements cantonaux (ZH, BE, FR, SH, AG, TG), ce petit parti fondé en 1975 donne régulièrement de la voix sur des thématiques de société.
Farouchement opposée au mariage pour tous et à l’adoption pour les couples homosexuels, à la procréation médicalement assistée, au suicide assisté et à l’avortement, la formation ultraconservatrice parvient parfois à imposer son agenda au niveau national, à coup de référendums et initiatives populaires aux succès mitigés.
Dernières en date, en 2023, les deux initiatives des comités dont l’UDF faisaient partie. «Sauvez les bébés viables» et «la nuit porte conseil», deux textes visant à limiter le recours à l’avortement, n’ont pas récolté les 100’000 signatures nécessaires pour passer la rampe. En 2020, son référendum contre la criminalisation de l’homophobie a été rejeté à 63% par la population suisse. Sa plus grande victoire? En 2009, lorsque le comité d’initiative «Contre la construction de minarets», porté en partie par l’UDF, remportait la mise lors des votations fédérales.
Promesse de référendum
Pas de quoi réfréner les ardeurs des époux Ruffieux qui, chacun leur tour, ont mené campagne pour le conseil national. En 2015 pour Monsieur (395 voix récoltées). Et 2015 (324 voix) et en 2023 pour Madame, au sein de l’Alliance chrétienne avec le pasteur Joseph Kabongo du Parti évangélique suisse (PEV) comme colistier (0,4% des suffrages). Si l’Eurovision devait être attribuée à Genève, le couple en fait la promesse, ils battraient le pavé chaque samedi, pour récolter les 5000 signatures nécessaires pour lancer un référendum contre le budget du concours.
Même s’ils donnent l’impression de faire cavalier seul, Jean-Luc Ruffieux l’assure, le couple pourra compter sur l’appui des jeunes UDC genevois — peu enthousiastes à l’idée d’accueillir la manifestation — et de personnes sensibles à leur cause.
Et des membres de leur parti? Combien sont-ils à Genève? «On ne communique pas sur ces chiffres, votre question est intrusive», répond le vice-président. Tout au plus, saurons-nous qu’ils sont quatre au comité de la section cantonale - époux compris.
Et puis, ils assurent recevoir le soutien du parti, côté alémanique. Ainsi que de la section vaudoise. «Nous entretenons d’excellentes relations avec le président du parti, Raymond Morel. Nous prions ensemble deux fois par mois. Sur Zoom.» On hausse un sourcil. «Vous voyez, en matière de technologie, il nous arrive de nous montrer progressistes», conclut Jean-Louis Ruffieux.