L’année dernière, 90’000 réfugiés sont arrivés en Suisse, la plupart en provenance d’Ukraine. Les cantons arrivent lentement à la limite de leurs capacités. Le directeur des affaires sociales lucernois, Guido Graf, s’inquiète de l’affaiblissement de la solidarité au sein de la population suisse et demande des réformes.
La Saint-Sylvestre a été marquée en Allemagne par des émeutes massives provoquées par de jeunes étrangers. Une telle situation est-elle également envisageable en Suisse?
Il est inconcevable et fortement condamnable que les services de secours, les pompiers et les forces de police aient été attaqués lors de leurs interventions. De telles attaques doivent être évitées à tout prix. Les auteurs doivent être punis sévèrement, sans exception. Il n’est pas exclu que de tels débordements se produisent un jour en Suisse aussi.
Sur l'accueil des réfugiés et l'asile en Suisse
La situation des réfugiés s’aggrave dans notre pays: les demandeurs d’asile sont à nouveau remis plus rapidement aux cantons, il faut des places supplémentaires, même l’armée apporte son soutien. Comment se présente la situation à Lucerne?
La situation actuelle représente en Suisse aussi un grand défi en ce qui concerne l’hébergement et l’encadrement des personnes relevant du domaine de l’asile et de la migration. Toutefois, la situation en Suisse est calme et n’est pas comparable à celle de l’Allemagne. Nous hébergeons actuellement environ 6400 personnes ayant fui leur pays, soit un village de la taille de Beromünster (ndlr: ou Porrentruy, en Suisse romande). C’est 65% de plus que l’année précédente. Parmi elles, 2636 personnes ont le statut de protection S, 800 sont des enfants et des jeunes de moins de 20 ans. C’est un chiffre clé.
Quel est l’autre?
Nous avons un taux de logements vacants de 1% et un taux de chômage cantonal de 1,3%. Cela signifie que j’ai un village supplémentaire, mais pas de logements et que je ne trouve pas de personnes pour s’occuper des gens. Cela a pour conséquence que nous préparons en urgence des abris de protection civile à Dagmersellen, Willisau et Lucerne.
Quels réfugiés vous donnent le plus de fil à retordre: les Ukrainiens ou les jeunes demandeurs d’asile du reste du monde, souvent des hommes?
Les personnes originaires d’Ukraine sont parfois plus exigeantes que les autres. Mais je ne fais pas de différence selon les origines.
Après le début de la guerre, il y a eu une énorme vague de solidarité avec les Ukrainiens. Celle-ci s’est-elle atténuée?
La solidarité est toujours là, je le constate tous les jours. Mais nous devons veiller à ce que l’ambiance ne bascule pas. Regardez: dans chaque vague de réfugiés, ce ne sont pas les plus pauvres ou les plus menacés qui arrivent au début, mais ceux qui peuvent se le permettre. Cela suscite naturellement des questions au sein de la population: est-ce que ce sont les bons qui arrivent?
Que voulez-vous dire?
Cela provoque un grand mécontentement au sein de la population lorsque des réfugiés se déplacent en SUV et reçoivent en même temps des aides sociales. D’autres groupes de réfugiés ne comprennent pas non plus qu’ils ne puissent pas avoir de voiture alors que les Ukrainiens le peuvent. De telles différences ne peuvent plus être expliquées.
Ce traitement spécial est lié au statut S pour les Ukrainiens. Faut-il changer quelque chose à ce sujet?
On a eu tout à fait raison d’activer le statut S lorsque des dizaines de milliers d’Ukrainiens se sont soudain retrouvés en Suisse. Sinon, nous n’aurions pas pu faire face à cet afflux. J’aurais souhaité que le Conseil fédéral ne prolonge pas simplement le statut de protection S, mais qu’il procède à des adaptations centrales dans la mise en œuvre.
Pourquoi? La guerre en Ukraine fait toujours rage.
Mais le statut S est orienté vers le retour. On pensait que la guerre serait terminée après quelques mois et que les Ukrainiens retourneraient dans leur pays. Mais aujourd’hui, nous devons être honnêtes: cela n’arrivera pas, la terrible guerre va malheureusement durer plus longtemps. Et même si elle se termine – retourner dans un pays détruit n’est pas une option pour tout le monde.
Que demandez-vous?
Premièrement, nous devons veiller à ce que les différents groupes de réfugiés soient traités de manière égale. Et deuxièmement, commencer à mieux intégrer les Ukrainiens. Ils doivent avoir une structure journalière, apprendre l’allemand, trouver un travail. Mais ce n’est pas possible en l’état actuel des choses. Je souhaiterais que la Berne officielle agisse rapidement dans ce domaine.
Que doit-elle faire?
Les cantons reçoivent 3000 francs par personne et par an pour l’intégration linguistique des Ukrainiens. Pour les réfugiés reconnus qui ont obtenu l’asile, ils reçoivent 18’000 francs en une seule fois.
Les cantons veulent donc simplement plus d’argent de la part de la Confédération. Une fois de plus.
Il ne s’agit pas simplement de soutirer de l’argent à la Confédération. Les 18’000 francs sont investis intelligemment: nous avons un manque flagrant de personnel qualifié – en tant que directeur de la Santé, j’en sais quelque chose. Pourquoi ne pas faire en sorte que les personnes qui sont ici et qui vont probablement y rester deviennent des spécialistes? Les 18’000 francs seront alors multipliés par dix. Il suffit de regarder les chiffres pour s’en rendre compte: parmi les personnes admises à titre provisoire et les réfugiés reconnus dans le canton de Lucerne, une sur deux environ travaille. Chez les Ukrainiens avec un statut de protection S, le taux d’activité est de 20%, et même de 14% seulement pour l’ensemble de la Suisse. C’est beaucoup trop bas! Il y a pourtant là un énorme potentiel. Beaucoup veulent travailler. Je pense d’ailleurs que tout le monde devrait travailler.
… et les cantons économiseraient de l’argent pour l’aide sociale.
C’est vrai. Mais est-il interdit de profiter de l’accueil des réfugiés si cela profite aussi aux réfugiés? Pensez aux jeunes: pourquoi ne pas les laisser suivre une formation ici? Si l’un d’eux retourne ensuite en Ukraine, nous aurons fait quelque chose de bien. S’il reste, nous aurons un travailleur qualifié de plus.
Comment cela se fait-il que si peu d’Ukrainiens travaillent? Est-ce dû aux connaissances linguistiques et professionnelles, ou les employeurs hésitent-ils à embaucher quelqu’un qui devra peut-être bientôt rentrer?
Beaucoup ne connaissent ni l’allemand ni l’anglais, et le niveau de formation est également plus bas que prévu. Les médecins et les spécialistes en informatique – comme on le pensait – n’en font guère partie.
Face à la pénurie de main-d’œuvre qualifiée, ne faudrait-il pas en faire plus avec d’autres groupes de réfugiés?
C’est certainement un potentiel que nous n’exploitons pas assez. Certaines études montrent que les pays où l’immigration est importante sont particulièrement florissants sur le plan économique. Mais il faut le faire intelligemment.
C’est-à-dire?
Nous devons investir beaucoup plus dans l’intégration. Bien sûr, cela coûte cher au début. Mais je suis convaincu que nous en profiterons. Compte tenu de la pénurie mondiale de main-d’œuvre qualifiée, nous n’aurons probablement bientôt plus d’autre choix.
En ce moment, le vent politique souffle plutôt dans l’autre sens: l’UDC demande que la Suisse n’accueille plus personne au vu du nombre élevé de demandeurs d’asile et de réfugiés. Qu’en pensez-vous?
Cela n’est pas possible du point de vue du droit international public et ne serait pas non plus réalisable. L’UDC a néanmoins raison sur un point: l’Europe a échoué en matière de migration. Mais ma proposition serait différente: nous devrions faire plus sur place pour que les gens ne soient pas obligés de fuir ou qu’ils puissent au moins rester dans leur région. Et nous devrions réintroduire l’asile dans les ambassades. Pour trois raisons: premièrement, on mettrait fin aux activités des passeurs. Deuxièmement, on pourrait mieux contrôler l’immigration liée à l’asile: fournir une protection chez nous uniquement aux personnes vraiment persécutées. Et troisièmement, nous veillerions à ce que la Méditerranée ne devienne pas un cimetière encore plus grand que ce qu’elle est déjà aujourd’hui.