Ekaterina Sinitsa menait une vie tout à fait normale. Elle travaillait comme médecin dans un hôpital, avait des amis et des connaissances avec lesquels elle s’entendait bien et un bel appartement à Saint-Pétersbourg, où elle vivait avec son mari et ses deux enfants. Mais lorsque la Russie a envahi l’Ukraine le 24 février, son monde s’est écroulé petit à petit.
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La station de radio préférée de la Russe est interdite, la phrase «Paix au monde» est soudainement considérée comme une rébellion contre le gouvernement. Au travail, des collègues parlent de leur soutien à l'«opération spéciale Z» dans le pays voisin. Pour la médecin, c’est un cauchemar. En avril, elle laisse tout derrière elle et s’enfuit en Suisse avec sa fille de 17 ans. A partir de là, elle vit dans un centre pour réfugiés. Son fils de 18 ans est resté en Russie.
Le fait qu’elle ait obtenu un visa suisse est un pur hasard. Sa fille ayant participé à un programme d’échange, Ekaterina Sinitsa lui a rendu visite. Après le début de la guerre, c’est son ticket pour la liberté.
Elle a mené une protestation en silence
«Je ne suis pas une personne courageuse, dit à Blick celle qui a tout de même eu le courage de quitter son pays bien-aimé. Je ne suis pas descendue dans la rue pour m’opposer publiquement au gouvernement. J’avais trop peur de cela.»
Dans l’hôpital où elle travaillait, des brigades de médecins avaient été formées pour le front, raconte-t-elle. Ceux qui recevaient une lettre devaient aller rejoindre les troupes. Certes, ce n’était pas pour combattre, mais les bombes peuvent aussi tomber sur un hôpital militaire. «En Russie, on ne nous demande pas notre avis, raconte-t-elle. Un ordre vient d’en haut… et tu fais partie de la brigade.»
Ekaterina Sinitsa a pris peur. Ce ne sont pas seulement les chirurgiens, mais aussi les pédiatres qui ont été appelés à Saint-Pétersbourg, raconte-t-elle. Chaque médecin en Russie recevait une formation de guerre et donc les compétences nécessaires pour aller au front.
Sa peur ne suffit pas comme preuve
Lorsqu’elle arrive en Suisse, la Russe demande l’asile. «Je considère que ma situation met ma vie en danger», précise Ekaterina Sinitsa. En août, la réponse tombe: demande rejetée. Elle et sa fille doivent retourner en Russie. Dans la lettre, on peut lire: «Votre demande d’asile se base exclusivement sur la peur d’être envoyée comme médecin sur le front de la guerre en Ukraine.» Blick dispose des documents concernés. Selon le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM), la médecin n’a pas de preuves qui justifient sa peur.
Lukas Rieder, porte-parole du SEM, affirme que selon la loi sur l’asile, le fait de refuser de faire son service militaire n’est pas un élément déterminant pour l’obtention du statut de réfugié. Mais «s’il existe des indices dans un cas particulier que la punition n’est pas seulement due à la désertion, mais que par exemple la peine est disproportionnée en raison des opinions politiques, les conditions pour l’asile peuvent être remplies». Cela ne devrait-il pas s’appliquer aux déserteurs russes?
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«L’État a le droit de punir les personnes qui se soustraient à leurs obligations étatiques», explique Nula Frei, experte en droit de la migration à l’université de Fribourg, interrogée par Blick. Ce serait également le cas en Suisse. «La question est de savoir si la sanction est disproportionnée», souligne l'universitaire.
Le problème: Ekaterina Sinitsa n’est pas une opposante russe active et n’a pas non plus de preuve qu’elle aurait été appelée pour rejoindre le front. Mais si elle avait attendu plus longtemps, elle n’aurait peut-être pas pu quitter le pays. «Un réfugié ne peut évidemment pas attendre que quelque chose se passe», précise Nula Frei.
La population russe a compris qu’il y avait une guerre
Depuis la mobilisation partielle du 21 septembre, plusieurs centaines de milliers de personnes ont fui la Russie, dont de nombreux hommes en âge de faire leur service militaire – mais aussi des médecins. «La probabilité que quelqu’un soit puni est beaucoup plus élevée depuis la mobilisation partielle, car beaucoup plus de personnes de la population russe peuvent être appelées», explique Nula Frei. Ekaterina Sinitsa a déposé un recours après le rejet de sa demande d’asile. Le Tribunal administratif fédéral décidera dans les semaines à venir si elle et sa fille peuvent rester en Suisse.
Dans le pire des cas, elle devra retourner en Russie. Mais sa fuite pourrait lui causer des problèmes là-bas. «Celui qui demande le statut de réfugié à l’étranger est un traître à sa patrie», explique-t-elle. Et celui qui s’oppose au gouvernement en Russie en subit les conséquences. Ekaterina Sinitsa le dit clairement: «Pour moi, quitter ma patrie était un acte politique de résistance.»