Milena* doit partir. C'est ce qu'a décidé le Tribunal administratif fédéral (TAF). Elle doit retourner en Russie, un pays qu'elle a fui il y a cinq ans déjà avec sa mère et sa sœur et dont le gouvernement mène actuellement une guerre sanglante contre l'Ukraine.
Milena a 17 ans. Cet été, elle a commencé à Ittigen (BE), près de Thoune, un apprentissage d'assistante en soins et accompagnement à la maison. Elle avait déjà effectué un stage dans cette résidence pour seniors, à la satisfaction de tous.
La jeune femme aime travailler. Elle aime les personnes âgées. Elle fait l'unanimité chez ses collègues, avec lesquels elle parle un allemand parfait. Le dialecte bernois aussi. Elle s'est fait beaucoup d'amies à Berne, où elle se sent chez elle — c'est là que d'une adolescente, elle est devenue une jeune femme.
Toutes les demandes d'asile ont été rejetées
Elle doit pourtant quitter ce cocon. Avec sa sœur et sa mère. Ainsi en a décidé le TAF, qui a rejeté toutes les demandes d'asile du trio. Le verdict est tombé le 20 septembre, à la veille de la mobilisation partielle en Russie.
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Voilà un mois que Milena connaît son sort. Depuis, elle souffre de problèmes psychiques: elle n'arrive pas à dormir et, comme sa mère et sa sœur, est sujette à du stress post-traumatique — en raison d'événements qui se sont déroulés en Russie avant sa fuite.
Le père de famille est un activiste, critique envers le gouvernement de Vladimir Poutine. La mère, Vera*, 54 ans, raconte qu'elle a reçu à plusieurs reprises des appels d'hommes qui la menaçaient. Une fois, elle a été agressée physiquement. Deux hommes l'ont saisie par le cou avant de l'intimider: «Nous observons chacun de vos pas. Si le père de vos enfants ne se calme pas, cela va mal finir pour vos filles et vous.»
Un viol «pas suffisamment intense»
Bien qu'elle ait porté plainte, la police ne l'aurait pas aidée. Dès lors, ses filles et elles se sont cloîtrées à la maison. Lors de l'une des rares sorties de Vera, l'horreur s'est produite. Plusieurs hommes l'ont guettée à la sortie du métro, l'ont emmenée de force dans une voiture vers une forêt. Là, ils l'ont violée. «Ils m'ont dit que mes filles auraient droit au même traitement», raconte Vera, inondée par les sanglots.
Pour la mère de famille, la situation était devenue claire: la seule issue, c'était la fuite. Avec ses filles, elle fonce en Suisse. Elle espérait y trouver refuge, mais le pays ne lui reconnaît pas le statut de réfugié. C'est désormais officiel. Quid du viol? Dans le jugement du TAF que Blick a pu consulter, les faits décrits par Vera ne sont «pas suffisamment intenses». Il n'y a pas matière à une persécution relevant du droit d'asile, selon la Cour de Saint-Gall.
Pour Vera, la guerre et la situation actuelle prouvent que «tout peut arriver» en Russie. Elle ne voit aucun avenir pour sa famille dans un pays aussi chaotique. «Comment peut-on nous renvoyer là-bas, en pleine guerre? J'ai très peur», confie-t-elle à Blick.
Vie «pas menacée» en Russie
Le Tribunal administratif fédéral estime, au contraire, que le retour est raisonnable. Dans son jugement, l'instance écrit que «la situation générale des droits de l'homme dans la Fédération de Russie, en particulier dans la capitale Moscou, ne fait pas apparaître l'exécution du renvoi comme inadmissible à l'heure actuelle, et ce même en tenant compte de la guerre contre l'Ukraine».
En outre, poursuit le jugement en référence à Milena, «même en tenant compte des aspects liés à la santé, il n'y a pas lieu de penser que le bien-être de l'enfant serait menacé en cas de retour en Fédération de Russie». Le fait que la jeune femme de 17 ans ait réussi son entrée dans la vie professionnelle est utilisé... comme argument pour le renvoi: Le contrat d'apprentissage permet de conclure qu'elle s'habitue rapidement à de nouvelles situations et qu'elle n'aura donc «guère de difficultés à se réintégrer dans son pays d'origine». Une gifle pour Milena.
Mercredi, elle a dû signer la résiliation de son contrat d'apprentissage. «Je ne comprends pas pourquoi la Suisse fait une telle chose. Je me suis pourtant donné beaucoup de peine», souffle-t-elle. «Maintenant que nous devons rester assis à la maison et attendre de devoir retourner au centre d'asile, puis en Russie, je ne fais que pleurer», explique-t-elle.
Son employeur, l'EMS Senevita Aespliz à Ittigen, ne cache pas sa déception quant à l'expulsion d'une jeune femme qui donnait pleine satisfaction. «Nous regrettons beaucoup la décision des autorités», explique la porte-parole, Angela Scalese.
Le SEM ne veut pas prendre position
Rosa Keller est moins diplomate. Cette femme de 94 ans, qui vit dans la maison de retraite en question et entretient de bons rapports avec Milena, est en colère. Horrifiée, même, par le sort réservé à la jeune femme. «Envoyer une fille de 17 ans qui a la vie devant elle dans une situation aussi terrible, c'est inhumain», s'étrangle la nonagénaire.
«Chaque fois qu'elle entre dans ma chambre, Milena me met en joie. C'est une jeune femme si serviable, fiable et adorable...», soupire Rosa Keller. La pensionnaire de l'EMS trouve la décision d'autant plus stupide qu'elle frappe une employée active dans un domaine où le personnel est insuffisant. «Seuls des bureaucrates éloignés de la réalité peuvent décider de quelque chose d'aussi incompréhensible!»
Que va-t-il se passer maintenant pour Milena? Interrogé, le Secrétariat d'État aux migrations (SEM) refuse d'entrer en matière sur ce cas précis. L'office se contente d'expliquer la procédure générale: les citoyens russes qui reçoivent une décision de renvoi se voient accorder un délai pour quitter volontairement le pays.
Aucun «vol spécial» vers la Russie en 2022
À l'échéance de celui-ci, les personnes en questions sont renvoyées en Russie via Istanbul ou Belgrade, sous contrôle. Cela signifie que la police conduirait les personnes concernées à l'aéroport et qu'elles repartiraient seules — ou seraient accompagnées par la police pendant le vol. Le dernier recours est ce qu'on appelle un «vol spécial». Cette année, à fin septembre, 17 requérants d'asile déboutés de nationalité russe ont quitté la Suisse. Selon le SEM, «tous l'ont fait volontairement et sans être accompagnés».
Le fait que Milena et sa famille ne souhaitent pas afficher leur vraie identité montre à quel point la peur du régime russe est grande. Pourtant, témoigner à visage découvert aurait permis d'augmenter la pression sur les autorités pour qu'elles leur accordent malgré tout le droit de rester en Suisse. Mais la crainte est trop grande qu'il arrive quelque chose à la sœur de Vera, qui vit encore en Russie, à la suite de ce reportage.
*Noms modifiés