Lundi et mardi, le monde entier avait les yeux rivés sur Lugano. Plus précisément sur le sommet consacré à la reconstruction de l’Ukraine. Le président de la Confédération suisse, Ignazio Cassis, a répondu jeudi aux questions du rédacteur en chef du groupe Blick, Christian Dorer.
Blick: Monsieur le président de la Confédération, vous avez qualifié la conférence de Lugano d’historique. Pourquoi?
Ignazio Cassis: Parce qu’une conférence qui s’occupe de la reconstruction alors que la guerre est encore en cours, c’est vraiment historique.
L’Ukraine dit qu’elle a besoin de 750 milliards de dollars pour se reconstruire. C’est une somme! Où faut-il aller puiser l’argent?
La majeure partie des fonds doit provenir du secteur privé. Mais une partie viendra également des banques de reconstruction et de développement.
Y a-t-il assez d’argent?
Oui, à condition que la guerre s’arrête, qu’il y ait un cessez-le-feu ou un traité de paix. Si l’on peut alors vraiment reconstruire, les privés investiront des milliards, je n’en doute pas. L’Ukraine est un pays très intéressant pour les investisseurs, à condition que les réformes soient mises en œuvre, par exemple contre la corruption.
L’Ukraine veut également utiliser les fonds confisqués aux oligarques. Pourquoi y êtes-vous opposé?
Je ne suis pas contre. Je pense même que c’est une question importante qui doit être examinée. Si nous confisquons les fonds, nous devons toutefois être conscients que nous violons un droit fondamental: le droit de propriété. Nous pouvons violer des droits fondamentaux, mais il ne faut pas le faire à la légère. Pour cela, il faut une base légale, et cela doit être proportionnel. Mon impression est que cette discussion est menée avec beaucoup de légèreté.
Certains grands noms ont manqué à Lugano: Biden, Macron, Scholz… Ces dirigeants n’y étaient pas. Avez-vous été déçu?
Non, ce n’est pas un festival de cinéma, mais une conférence internationale. Il s’agit d’avoir les États et les organisations multinationales avec nous, et pratiquement tous étaient là.
Vous avez eu des contacts étroits avec les dirigeants de l’Ukraine, le président Volodymyr Zelensky était présent par vidéo. Quelle est votre impression? Quel est le moral des Ukrainiennes et des Ukrainiens?
On sent qu’il y a une certaine lassitude après plus de 100 jours de guerre, c’est sûr. Il y a eu tellement de morts, plus de dix millions de personnes ont été déplacées. C’est un pays qui ne produit pratiquement plus de richesses et qui doit vivre de l’argent des autres pour survivre. C’est un pays détruit. Et pourtant, je sens ce côté combatif chez tout le monde.
Dans quelle mesure sentez-vous une pression sur le président Zelensky pour qu’il fasse des compromis afin de mettre fin rapidement à la guerre?
Je pense que plus la guerre dure, plus la pression sur Zelensky augmente. Sa population, ses 40 millions d’habitants, se lassent aussi de la guerre. Peut-être seront-ils prêts à faire des compromis – même si cela signifie des pertes pour l’Ukraine.
Le président ukrainien vous a une fois de plus invité à venir à Kiev. Pourquoi ne voulez-vous pas y aller?
Je ne veux pas ne pas y aller! Je ne vais pas à Kiev en touriste. J’y vais quand j’ai une raison, et pour l’instant il n’y en a pas.
Il ne vous a pas invité en tant que touriste, mais en tant que président de la Confédération.
Bien sûr, mais c’est ce que l’on fait toujours entre pays amis. Un jour, il y aura une raison, et je me rendrai alors en Ukraine.
Nous vivons une période de crises qui se chevauchent: réfugiés, pénurie d’énergie, inflation, on ne sait pas ce que le Covid nous réserve encore… Cela vous fait-il peur en tant que président de la Confédération?
Ce n’est pas une bonne période pour le monde. D’abord la pandémie, puis la guerre… Sans parler de toutes les autres guerres, au Yémen, en Syrie ou en Afghanistan. En Europe, nous avons soudain découvert que la guerre existe toujours et que cela nous concerne. Et ce, le jour même où nous avons eu le sentiment que la pandémie était enfin terminée. En Suisse aussi, cela provoque une lassitude face aux crises. Le Conseil fédéral en est conscient. Et je tiens à le souligner: le gouvernement est là pour le pays. Malgré toutes les difficultés, nous sommes prêts à créer les meilleures conditions pour surmonter également cette crise.
On ne sait pas, par exemple, s’il y aura assez d’électricité en hiver. Le Conseil fédéral sous-estime-t-il la situation?
Non, le Conseil fédéral ne sous-estime pas du tout la situation. Nous avons beaucoup travaillé sur le sujet ces derniers jours, nous avons adopté des plans pour l’approvisionnement en énergie et l’information de la population. Le Conseil fédéral est sur la bonne voie. Mais bien sûr, il y a une incertitude. Et nous, les Suisses, avons du mal avec l’incertitude.
Mais pourquoi le Conseil fédéral n’appelle-t-il pas avec insistance à économiser l’électricité, comme le fait par exemple l’Allemagne?
Parce que la Suisse n’est pas l’Allemagne et que nous avons une autre situation de départ.
Des black-outs pourraient toutefois se produire.
Pour l’instant, la probabilité d’un black-out est minime. On peut tout à fait dire que l’approvisionnement en énergie, et surtout en gaz, nous préoccupe. Mais la Suisse a aussi de l’électricité d’origine hydraulique et nucléaire, nous sommes peu dépendants des énergies fossiles. Mais notre approvisionnement en électricité dépend des pays voisins. Si ces derniers ne vont pas bien, nous n’irons pas bien non plus.
Revenons à Lugano. Vous avez parlé avec la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen. À quel propos?
Il a été question de la conférence sur la reconstruction et du rôle de l’Union européenne ainsi que de la coopération avec les banques de développement, les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’OTAN.
La relation de la Suisse avec l’UE n’a pas été abordée?
Non, nous étions trois avec aussi le Premier ministre ukrainien, Denys Chmyhal, et ce sujet ne l’intéresse pas.
Il y a déjà des nouvelles. Le chef du syndicat Travail.Suisse, Adrian Wüthrich, a déclaré à Blick qu’il était prêt à faire des compromis: un délai d’annonce de cinq jours au lieu de huit pour les entreprises étrangères. Cela peut-il constituer une percée?
J’ai lu avec satisfaction que les syndicats font désormais preuve d’une certaine ouverture à la créativité. J’avais déjà posé cette question il y a trois ans. Je pense que c’est la seule façon de parvenir à une solution. Si tous se limitent à écrire des lettres au Conseil fédéral, ils font partie du problème et non de la solution.
Ignazio Cassis est né en 1961 à Sessa (TI). Ce médecin de profession a été élu au Conseil national en 2007 et a présidé le groupe parlementaire du PLR à partir de 2015. Le 20 septembre 2017, l'Assemblée fédérale (Chambres réunies) l'a élu au Conseil fédéral. Ignazio Cassis est à la tête du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE). Cette année, il exerce la fonction de président de la Confédération.
Ignazio Cassis est né en 1961 à Sessa (TI). Ce médecin de profession a été élu au Conseil national en 2007 et a présidé le groupe parlementaire du PLR à partir de 2015. Le 20 septembre 2017, l'Assemblée fédérale (Chambres réunies) l'a élu au Conseil fédéral. Ignazio Cassis est à la tête du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE). Cette année, il exerce la fonction de président de la Confédération.