Il faut parfois redire les évidences. Du point de vue de la communication, la réussite de la conférence sur la reconstruction de l’Ukraine qui s’est tenue à Lugano le 4 et 5 juillet a été indéniable. Belle opportunité photographique pour Ignazio Cassis, aux côtés du Premier ministre ukrainien ou de la présidente de la Commission européenne Ursula Von der Leyen. Déclaration finale de Lugano destinée à demeurer dans les archives diplomatiques. Bien joué. Bien vu. Bien mené par la Suisse. Mais à condition d’oser rajouter en bas de page la question qui fâche: et après? L'absence de représentants de haut-niveau des pays voisins de la Suisse (France, Allemagne, Italie) confirmait d'ailleurs ce point d'interrogation.
Ignazio Cassis n’est pas George Marshall
L’actuel président de la Confédération peut rêver. Il n’est pas le général américain George Marshall, ce secrétaire d’Etat qui, dans les années qui suivirent la fin de la Seconde Guerre mondiale, fixa les grandes lignes d’un plan de reconstruction massif du continent européen dévasté, financé par les Etats-Unis. Gare, d’ailleurs, aux reproches déplacés. Le chef du Département fédéral des affaires étrangères n’a sans doute lui-même jamais osé cette comparaison, qu’il sait déplacée et sans fondement. Certains observateurs, en revanche, se sont pressés de franchir cette ligne. Voilà la Suisse, avec 100 millions de francs de promesses de dons, propulsée selon eux au rang de chef d’orchestre européen d’une reconstruction de l’Ukraine assurée de toute façon de coûter bien plus cher que les 750 milliards de dollars avancés au Tessin par son chef du gouvernement Denys Schmygal. Erreur. La vérité est qu’à l’avenir, tout se jouera ailleurs. Loin de Lugano. Et sans doute bien loin de Berne.
Un acte de solidarité
Inutile, aussi, d’imaginer que la très réussie conférence tessinoise pourrait, demain, peser dans la balance houleuse des relations bilatérales entre la Confédération et l’Union européenne. Au mieux, Lugano restera gravée comme un acte de solidarité, en cette année 2022 de tumultes à tous les étages. Voire comme la preuve que la neutralité helvétique n’est ni synonyme d’indifférence humanitaire, ni un prétexte pour détourner les yeux des solidarités géopolitiques.
La Suisse, en organisant cette «Ukraine Recovery Conference», a peut-être permis à tous ceux que la reconstruction concernera demain – UE, organisations internationales, Nations unies, Banque européenne d’investissement, Banque européenne pour la reconstruction et le développement… – d’ouvrir un peu les yeux sur les défis qu’il faudra surmonter. A commencer par celui de la corruption et des risques de détournements de l’aide, si l’oligarchie ukrainienne continue de contrôler les leviers du pouvoir à Kiev et dans les principales provinces. Tant mieux.
Mais inutile toutefois de se voiler la face: lorsque viendra le moment de repenser au futur de l’Ukraine agressée par Vladimir Poutine, nombre de digues éthiques et de règles envisagées sauteront. Tous les pays qui l’ont armée contre les chars et les missiles du Kremlin réclameront d’être à la table du grand ballet des donateurs pour en faire profiter leurs entreprises. De l’autre côté de l’Atlantique, les géants américains tels Tesla, Amazon, Google ou Microsoft n’hésiteront sûrement pas à prendre les devants. Le plan Marshall pour l’Ukraine pourrait bien prendre, alors, l’allure d’une mainmise sans partage des GAFAM sur sa reconstruction.
La guerre n’en est qu’à ses débuts
Le futur plan Marshall européen pour l’Ukraine a pour l’heure tout du mirage. D’abord parce que la guerre n’en est qu’à ses débuts, rendant impossible toute évaluation juste des dommages, des besoins et de la durée du soutien indispensable pour que Kiev puisse tenir face à Moscou. Ensuite parce que les grands-messes de donateurs, comme celle de Lugano, sont rarement les endroits où se prennent les décisions. La Suisse a témoigné ces derniers jours de ses bonnes dispositions. Mais au moment où les Occidentaux font bloc derrière l’Ukraine, ses bons offices ne sont pas de nature à changer quoi que ce soit à la situation sur le terrain, et aux grandes manœuvres qui se déclencheront dès que le conflit commencera à s’éteindre.
Lorsqu’ils apparaissent de manière fugace à l’horizon dans le désert, les mirages sèment l’espoir puis se dissipent, cruellement effacés par le réel. Au bord du lac de Lugano, les mirages helvétiques ne feront pas exception à la règle.