L’invasion russe en Ukraine se poursuit inlassablement. Comme nous sommes au XXIe siècle, l'horreur de la guerre est partout sur les réseaux sociaux. Car sur Twitter, Telegram ou encore Facebook, une autre bataille — celle de l’information — fait rage. Face à l’agresseur, Volodymyr Zelensky et les siens veulent alerter l’opinion publique. Quitte à violer les Conventions de Genève?
Vous êtes peut-être déjà tombé sur une de ces courtes vidéos publiées par des comptes pro-Ukrainiens. On peut y voir des jeunes garçons présentés comme des soldats russes capturés au front. Ceux-ci déclinent leur identité face camera, parfois autour d’une tasse de thé. Leurs visages sont tous identifiables et vus par des dizaines de milliers d’internautes.
Certains prisonniers ont l’air blessés, d’autres paraissent en bonne santé. Plusieurs scènes sont déchirantes. Dans un enregistrement que nous ne partagerons pas ici, un supposé combattant russe appelle sa mère en larmes. Dans d’autres capsules, des captifs font leur mea culpa, assurant qu’ils ne savaient pas véritablement pourquoi ils étaient envoyés en Ukraine, qu’ils croyaient à un exercice et qu’il faut que les affrontements cessent au plus vite.
Il est très difficile de savoir si ces témoignages sont sincères. D’abord, s’agit-il véritablement de soldats russes? Si oui, s’expriment-ils sous la contrainte, malgré la bonhomie affichée par les personnes qui les entourent — et les retiennent? Impossible de trancher depuis la Suisse.
Quid des Conventions de Genève?
Restent, comme phares dans la nuit, les Conventions de Genève. Celles-ci contiennent les règles essentielles du droit international humanitaire, qui fixe des limites à la barbarie de la guerre. «Les prisonniers de guerre doivent […] être protégés en tout temps, notamment contre tout acte de violence ou d’intimidation, contre les insultes et la curiosité publique», rappelle Evelyne Schmid, professeure de droit international public à l’Université de Lausanne (UNIL), en citant l’article 13 de la troisième Convention de Genève.
Qu’est-ce que cela signifie? Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) y répond dans un commentaire daté de 2020. «L’exposition à la curiosité du public peut prendre de nombreuses formes. L’interdiction couvre sans aucun doute la parade des prisonniers en public. En outre, les prisonniers ne doivent pas être exposés à l’humiliation lorsqu’ils quittent leur camp pour travailler, lorsqu’ils sont transférés dans un autre établissement ou lorsqu’ils sont rapatriés.»
Le CICR répond aussi aux interrogations soulevées par les contenus partagés sur les réseaux sociaux: «Dans les conflits modernes, l’interdiction couvre également […] la divulgation d’images photographiques et vidéo, d’enregistrements d’interrogatoires ou de conversations privées ou de correspondance personnelle ou de toute autre donnée privée, quel que soit le canal de communication public utilisé, y compris l’Internet.»
Un arbitrage complexe
On pourrait donc légitimement en déduire que l’Ukraine viole la troisième Convention de Genève puisqu’il ne faudrait sous aucun prétexte filmer ni partager des images de prisonniers. Les choses sont cependant un peu plus complexes que cela, nuance Evelyne Schmid. «Les traités des droits humains s’appliquent en parallèle, amorce-t-elle. Il faut protéger les prisonniers contre la curiosité mais ceux-ci bénéficient également d'une certaine liberté d’expression.»
Un arbitrage qui amène son lot de difficultés: comment évaluer si les soldats filmés veulent vraiment prendre la parole publiquement? «En cas de doute, je recommande d’agir avec beaucoup de prudence, rebondit la professeure de droit international public. Mais, en même temps, il serait à mon avis inadéquat d’exclure totalement l’idée que certains détenus souhaitent réellement s’exprimer et faire passer un message. On pourrait encore ajouter à ce débat que la population russe, tout comme les autres, a le droit de recevoir de l’information. Mais c'est à la Russie de le respecter.»
Une plateforme dans le viseur
Toujours Selon Evelyne Schmid, une autre pratique en cours en Ukraine est sans doute problématique. «Vouloir identifier des personnes et les connecter à leurs familles ne permet pas de justifier l’usage des médias sociaux par la force détentrice», assure-t-elle.
La professeure de l’UNIL fait notamment allusion à une plateforme internet, développée par les Ukrainiens, sur laquelle les proches de militaires envoyés au front par Vladimir Poutine peuvent s’informer de leur sort. Qu’ils soient présumés morts ou enfermés. «Une démarche altruiste autant qu’une arme psychologique supplémentaire», commente «Libération».
Pour identifier des militaires ou toute autre personne affecté par le conflit et donner des informations aux familles, il y a d'autres mécanismes plus appropriés et spécialement prévus à cet effet, notamment le «tracing» ou les visites. «Par les Conventions de Genève, le CICR a reçu le mandat de visiter les prisonniers de guerre et les internés civils en période de conflit, décrit l’institution sur son site internet. Partout où cela est possible, nous visitons aussi les personnes détenues dans d’autres situations de violence. Nos visites ont pour but de garantir que les détenus sont traités avec humanité et nous collaborons avec les autorités pour prévenir les abus et améliorer les conditions de détention.»
Problème: l’accès aux détenus est souvent compliqué, y compris en Ukraine. La semaine dernière, Peter Maurer, président du CICR, rappelait justement aux parties qu’elles doivent respecter le droit international humanitaire. «Les Conventions de Genève de 1949 garantissent l’accès du CICR aux détenus, qu’il s’agisse de prisonniers de guerre ou de civils», martèle-t-il. Un vœu pieux?