Le journalisme est un pilier de nos démocraties. Et pourtant, avec le déclin rapide des audiences, qui se tournent toujours plus vers les réseaux sociaux, nous devons nous interroger sur nos contenus. Nous médias, offrons-nous une variété suffisante de points de vue à notre public? Accueillons-nous un débat équilibré et inclusif, qui donne la parole même aux voix les plus critiques, contestataires et dissidentes? Considérons-nous comme tabous des sujets qui importent au plus haut point pour notre public? Les sensibilités les plus diverses de nos lectrices et lecteurs sont-elles correctement reflétées dans nos colonnes? En période de crise, fait-on assez de place à l’opposition, sur des thèmes sensibles comme les guerres, les pandémies, l’immigration, le féminisme ou le climat? Garde-t-on suffisamment de distance par rapport à la communication gouvernementale Et sommes-nous, médias, capables d’une saine autocritique à ce sujet?
Manque de diversité de vues
Le 6 février dernier, nous sommes 23 journalistes de Suisse romande à avoir publié un ouvrage commun, qui fait part de cette préoccupation, «Sans diversité de vues, pas de journalisme», aux éditions Favre.
Nous y présentons nos constats face au manque de diversité de points de vue au sein des rédactions, et à l’excès d’uniformité idéologique. Un phénomène qui va au-delà du secteur médiatique et qui concerne la société toute entière, comme l’a relevé Jacques Pilet, l’un des auteurs du livre et fondateur de «l’Hebdo», du «Nouveau Quotidien», et de «Bon Pour La Tête», lors du vernissage du livre le 6 février au Club suisse de la presse.
A cette occasion, le constat général a bien été résumé par l’un des auteurs, Jonas Follonier: « Je ne suis de loin pas d’accord avec tous les co-auteurs du livre, je pense qu’il n’y a pas deux auteurs de ce livre qui soient d’accord sur tous les sujets; mais là où on s’unit, c’est sur la nécessité de la tolérance intellectuelle. Ce qui se passe, à mon avis, c’est un manque de tolérance intellectuelle. Quand on manque de tolérance intellectuelle, on va vers le conformisme. C’est comme un entonnoir des idées qui débouche sur une vision un peu aseptisée, qui manque cruellement de nuances », a résumé le correspondant au Palais fédéral pour le journal «L’Agefi» et rédacteur en chef du mensuel «Le Regard Libre», qu’il a fondé en 2014.
Risque de «mort sociale»
Ancien rédacteur en chef de La Télé, Raphael Pomey, lui, a relaté comment son média, «Le Peuple», d’obédience chrétienne, a immédiatement été taxé de média d’extrême droite, et associé à une nébuleuse proche des milieux complotistes, simplement parce qu’il n’est pas aligné sur l’idéologie dominante. Face aux préjugés infondés, il a même parlé de «mort sociale» du fait de cette étiquette qui l’a suivi jusque dans sa vie privée et celle de ses enfants. En réalité, le fondateur du «Peuple» apporte une réflexion à la fois originale, audacieuse, nuancée et respectueuse, qui offre un enrichissement certain au paysage des idées.
Dans le livre, il constate: «Habitués à un confortable entre-soi, les journalistes romands en sont trop souvent réduits à ressasser une opinion dominante, et à déclarer la guerre à ceux qui daignent s’intéresser à des options marginales (…) C’est un des grands drames de notre époque que d’avoir perdu le sens de l’affrontement respectueux.»
Avec des étiquettes comme «ambigu», «sulfureux», «controversé», «complotiste» ou «nauséabond», tout un lexique désapprobateur s’est développé dans le champ médiatique pour désigner les porteurs d’idées (y compris des journalistes) qui en elles-mêmes n’ont rien d’illégal, qui reflètent même souvent la sensibilité d’un pan de lecteurs et lectrices, mais qui dérangent, inquiètent ou agacent car elles dévient du «consensus» ou du «mainstream».
Soit trop à droite, soit trop à gauche, elles sortent du cadre par une posture généralement trop critique du pouvoir ou d’institutions établies. C’est ainsi que finit par s’imposer une monoculture idéologique qui souvent relaie la communication institutionnelle sans recul suffisant. Les contours de cette monoculture? Officialisme (alignement sur la ligne gouvernementale), centrisme (peu de place à ce qui s’en écarte des deux côtés), atlantisme (alignement sur l’OTAN), bellicisme (défense des guerres) face aux ennemis du «Monde Libre».
Au niveau sociétal, les questions de genre et de climat suscitent des crispations et des rigidités peu propices au questionnement et au débat irrévérencieux. Les auteurs du livre ne défendent aucune ligne en commun, si ce n’est celle de la diversité idéologique, et du droit à toutes les causes de s’exprimer lorsqu’elles permettent de faire contrepoids aux opinions dominantes, afin de représenter l’entier de la société.
Des étiquettes qui fusent
Le livre offre des exemples vécus d’«étiquettes» qui fusent à propos d’opinions sortant du lot, qui peuvent agacer soit parce qu’elles sont conservatrices de droite, soit altermondialistes et de gauche radicale, soit libertariennes ou anarchistes: peu importe, elles sortent des sentiers battus et sont stigmatisées. Entre autres exemples, si on critique l’Occident ou l’OTAN, on peut se voir reprocher par des confrères de «renforcer l’extrême droite» ou d’être un «fan des dictatures». Critiquer le rôle des Etats-Unis dans les révolutions colorées peut valoir l’étiquette de «journaliste du Kremlin» même si on n’a jamais mis les pieds en Russie et qu’on ne connaît rien à ce pays.
Défendre la paix ou la neutralité attire la suspicion car «on ne discute pas avec l’ennemi». Si on critique la politique d’Israël, on peut vite se retrouver «pro-Hamas» même si on défend le droit international et le peuple palestinien. Si on critique Emmanuel Macron, on «fait le jeu» de Marine Le Pen même si on l’abhorre. Si on critique Biden, on «fait le jeu» de Trump même si on le critique aussi. Critiquer la politique sanitaire du gouvernement durant la pandémie pouvait rapidement valoir le quolibet de «coronasceptique», même à des personnes vaccinées. Critiquer l’opacité des grandes puissances autour de l’origine du coronavirus revenait à «faire le jeu des complotistes».
Avoir une ligne critique de l’UE et défendre le souverainisme «fait le jeu» des populistes. Critiquer des aspects du féminisme actuel, c’est faire le jeu des «sexistes» et des «boomers» même si on se considère soi-même féministe. Apporter des nuances au débat sur le réchauffement climatique déclenche l’alerte climatosceptique. Ainsi, on voit que ces oppositions fortement caricaturées sont avant tout combattues pour leur ADN critique, et en particulier critique face aux pouvoirs.
Là où l’«officialiste» (défenseur de l’officialité) n’y voit que des positions «pro-russe», «antivax», «complotiste» et «d’extrême droite», des citoyens et citoyennes y voient des positions pro-démocratie, pluralistes, pro-transparence, anti-guerre, pro-liberté d’expression. Les auteurs de ce livre, à partir de leurs points de vue très divers, défendent une seule chose: la possibilité démocratique de faire vivre un journalisme d’opposition qui donne amplement la parole au pluralisme des idées citoyennes et non majoritairement à la position officielle. C’est là la condition de survie des médias.
En France, la couverture médiatique a largement reflété la position de l’Elysée en ce qui concerne Gaza. Critiquer les agissements potentiellement génocidaires d’Israël a trouvé peu de place dans les médias hexagonaux. C’est ce que dénonce le «Monde Diplomatique» dans son éditorial de février, qui relève une «diffamation des opinions dissidentes»: «En quatre mois, notent les éditorialistes, les médias ont entériné, dans leur grande majorité, le point de vue de l’extrême droite israélienne et accompagné et cautionné la marginalisation des opposants à la guerre. Ils ont ainsi précipité l’installation en France d’un journalisme autoritaire.»
A l’aide de quelques chiffres et repères, les auteurs documentent le biais occidentaliste des médias français et le regard journalistique partial sur Gaza, malgré les plus de 30'000 civils palestiniens tués. Aux Etats-Unis, le biais pro-israélien de médias alignés sur la Maison-Blanche comme le New York Times, le Washington Post et le Los Angeles Times, est attesté par une enquête d’un média d’opposition, «The Intercept», parue le 9 janvier 2024.
La peur des pairs, un impair
Avant tout, les journalistes ont peur de leurs collègues, explique dans notre ouvrage Pascal Décaillet, producteur et animateur de la chaîne genevoise Léman Bleu. «Premier impair, la peur des pairs. Si je dévie de la ligne, que vont-ils dire de moi, demain en débriefing? Si je me hasarde à lâcher ce que je pense vraiment, ma propre rédaction va-t-elle me mettre au ban?»
Le phénomène de monoculture idéologique n’est pas nouveau mais s’est accentué ces dernières années. Le «New York Times» a par exemple évolué vers un biais fortement pro-démocrate ces sept dernières années, procédant à un véritable nettoyage des éditorialistes pro-républicains à la suite de l’arrivée en politique de Donald Trump. Cela a creusé le fossé entre les médias dominants et des médias d’opposition comme «The Intercept» ou «The New York Post».
Une diversité bienvenue, mais qui s’accompagne malheureusement d’une polarisation ne laissant aucune place à une hétérogénéité et à une culture du débat contradictoire au sein de chacune de ces rédactions. Avec pour résultat que les publics des différentes «paroisses» ne se parlent plus.
Indépendance et soucis de financement
Le pluralisme des idées est aujourd’hui défendu par de nombreux médias et sites indépendants et critiques en Suisse romande, qui osent donner la parole à des personnes qui dérangent et qui ont rarement droit de cité. «Mais, dispersés, travaillant avec des moyens limités, les médias indépendants ne sont pas vraiment considérés, leurs enquêtes ou points de vue originaux dépassent rarement le cercle restreint de leurs abonnés», note Jean-Claude Péclet, l’un des co-auteurs et ancien rédacteur en chef de l’Hebdo.
«La précarité économique des médias, notamment des médias indépendants, est un obstacle à la diversité des vues, souligne Enza Testa Haegi, fondatrice du magazine «l’Extension». Le financement des médias est souvent assujetti à des intérêts commerciaux, ce qui peut conduire à la censure ou à l’autocensure des opinions divergentes. Par ailleurs, la dépendance à la publicité et la course au clic peuvent entraîner une uniformisation des contenus et une réduction de la pluralité des vues.»
Pas de monopole de la vérité
Pour conclure, tout le problème tient à la sacralisation de certains points de vue, de certaines valeurs et de certains représentants du pouvoir, et à la diabolisation de leurs opposants. La dérive des démocraties s’est produite quand on a remplacé le débat démocratique pluriel par une vision théologique et manichéenne de la vérité, qui veut protéger certains dogmes et les soustraire au débat par la stigmatisation et la sanction du questionnement. Un peu comme dans les dictatures que l’on ne cesse de critiquer et à qui nous adorons faire la leçon.
Mais avec la défection des audiences, force est de constater que, nous, médias avons une autocritique à faire. Commençons par écouter plus attentivement ce que dit le public dans sa vaste diversité, car nous sommes à son service. Et le public s’exprime par ses choix. Comme l’écrit dans notre ouvrage Romaine Jean, créatrice d’Infrarouge et d’autres émissions à la RTS et chroniqueuse à Heidi.News, «les médias ne sont plus une référence pour une large partie du public, qui d’ailleurs les lit ou les regarde de moins en moins. Les gens de presse se retrouvent comme les contemporains de Copernic, qui se croyaient au centre de l’univers et se découvrent entourés d’astres autrement plus puissants. Qui se nomment YouTube, Facebook, LinkedIn, TikTok, Instagram.» Il ne tient qu’à nous de faire mieux que nos concurrents.