«Celui qui gagne Istanbul gagne la Turquie», a déclaré un jour le président Recep Tayyip Erdogan. Et il y a trois ans, c'est Ekrem Imamoğlu qui a remporté la mairie de la métropole lors d'élections hautes en rebondissements. Selon les sondages, ce politicien de l'opposition aurait également de bonnes chances de succéder à Erdogan à la tête de l'État.
Mais voilà, à six mois des élections présidentielles en Turquie, un tribunal vient de porter un coup sévère à sa carrière. Ekrem Imamoğlu a été condamné à deux ans et sept mois de prison. Il lui est reproché d'avoir traité d'idiot le ministre de l'Intérieur Süleyman Soylu... qui l'avait lui-même désigné ainsi en premier!
Une figure centrale de l'opposition
Cette altercation verbale a eu lieu dans le contexte de l'élection à la mairie d'Istanbul en 2019. En effet, celle-ci avait dû être organisée deux fois. Lors du premier scrutin, Ekrem Imamoğlu avait devancé son rival de l'AKP, le parti du président Erdogan, d'environ 14'000 voix. La formation politique présidentielle avait alors contesté le résultat et le Haut Conseil électoral compétent avait invalidé l'élection. Lors du deuxième scrutin, Ekrem Imamoğlu avait de nouveau gagné – avec cette fois environ 800'000 voix d'avance. Apostrophé et traité d'«idiot» par le ministre de l'Intérieur, le nouveau maire d'Istanbul avait alors répliqué: «Ce sont ceux qui ont annulé l'élection qui sont des idiots.»
Aujourd'hui, Recep Tayipp Erdogan profite de cet incident pour écarter un opposant redoutable. «Il est très probable que le président Erdogan et son gouvernement veuillent empêcher un candidat ayant de grandes chances d'être élu en vue des prochaines élections présidentielles de juin», explique notamment à Blick Ali Sonay, spécialiste de la Turquie à l'université de Berne. Le maire d'Istanbul aurait eu de bonnes chances d'accéder à la présidence. «Il va de pair avec le pouvoir politique, économique et symbolique. C'est devenu une figure centrale de l'opposition», selon l'expert.
«Les procès sont un instrument central»
Ce jugement provoque des remous en Turquie. Selon les sondages, une grande partie de la population le considère comme injuste et politiquement motivé. Des dizaines de milliers de personnes sont même descendues dans les rues d'Istanbul dans la foulée de la condamnation.
Et il faut dire que le président Erdogan n'en est pas à son coup d'essai. «Les procès sont un instrument central pour affaiblir, délégitimer ou rendre inefficaces les opposants qui défient le pouvoir, respectivement le gouvernement de l'AKP», souligne Ali Sonay. Comme exemples, on peut citer la condamnation à cinq ans de prison pour «insulte au président» de la responsable du parti d'opposition CHP, Canan Kaftancioglu, ou encore la condamnation à perpétuité d'Osman Kavala, riche mécène et opposant de Recep Tayipp Erdogan, pour avoir «tenté de renverser le régime», selon les mots du tribunal.
De plus, l'utilisation d'une répression juridique s'inscrit dans un climat de censure plus large. En décembre 2022, un commentateur a été substitué en plein match de la récente Coupe du monde de football après avoir mentionné le nom de Hakan Sükür, un ancien international turc condamné à l'exil pour son opposition au président.
Beaucoup de Turcs doutent
En Turquie, le président peut gouverner pendant deux mandats au maximum. Une norme qui ne laisserait à Recep Tayipp Erdogan que cinq ans supplémentaires à la tête du gouvernement s'il est réelu. L'expert Ali Sonay ne croit cependant pas qu'il se retirera simplement de la politique: «Il profitera certainement d'un éventuel mandat supplémentaire pour œuvrer à sa succession.» Il pourrait par exemple continuer à exercer son influence s'il reste président du parti AKP.
Mais ses représailles contre Ekrem Imamoğlu pourrait être fatales au président Erdogan. Ce jugement controversé pourrait en effet donner un nouvel élan à la difficile collaboration de l'opposition, très fragmentée en Turquie. Jusqu'à présent, l'alliance n'a pas réussi à se mettre d'accord sur un candidat unique.