Violences sexuelles dans le cinéma
Adèle Haenel, la féministe qui se lève et qui se casse

Actrice montante du cinéma français dans les années 2010, la trentenaire a aussi été l’une des premières à dénoncer les violences sexuelles au sein de son milieu. Jusqu’à abandonner l’industrie, lassée par son incapacité à se réformer et soutenir les victimes.
Publié: 08:28 heures
Au milieu des années 2010, Adèle Haenel est la coqueluche du cinéma français. Sur 14 films dans lesquels elle joue, 10 ont été sélectionnés au festival de Cannes.
Photo: AFP
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Margaux BaralonJournaliste Blick

«Mais ferme ta gueule!» Ce mardi 10 décembre, au tribunal correctionnel de Paris, Adèle Haenel finit par exploser. L’actrice française se lève et quitte la salle d’audience –avant d’y revenir un peu plus tard– excédée par les digressions de l’accusé. Celui-ci, Christophe Ruggia, réalisateur, est jugé pour agressions sexuelles sur mineures. Entre 2001 et 2004, alors qu’elle avait entre 12 et 15 ans et venait de jouer dans son film «Les Diables», Adèle Haenel l’accuse de l’avoir touchée, notamment sur la poitrine et les parties génitales, et d’avoir exercé sur elle son emprise. Entendre les dénégations du cinéaste, l’entendre dire qu’il a au contraire essayé de la protéger, la fait sortir de ses gonds.

Adele Haenel avait rendez-vous au Tribunal de Paris cette semaine pour faire face à Christophe Ruggia.
Photo: AFP

Ce n’est pas la première fois qu’Adèle Haenel quitte une salle pleine en hurlant de rage. Le 28 février 2020, en fin de soirée, lorsque l’Académie des Césars remet à Paris le prix du meilleur réalisateur à Roman Polanski, l’actrice dans le public se lève brusquement. «La honte! La honte!», balance-t-elle à la fine fleur du cinéma français, sous quelques applaudissements et au moins autant de huées. À ce moment-là, Roman Polanski est toujours accusé par au moins six femmes, dont certaines mineures au moment des faits, de violences sexuelles et de viols. Et cela fait un an qu’Adèle Haenel a dénoncé Christophe Ruggia. Le surlendemain, l’actrice est soutenue par l’autrice féministe Virginie Despentes dans une tribune, publiée par le journal «Libération» et intitulée «Désormais on se lève et on se casse». 

La trentenaire est devenue la figure de proue de ces femmes-là, celles qui ne cautionnent plus les violences sexistes et sexuelles, les dénoncent, se rebellent contre un système entier, se lèvent et se cassent lorsque celui-ci refuse de se remettre en question. Quitte à aller jusqu’au bout de la démarche: voilà cinq ans qu’Adèle Haenel a abandonné le cinéma.

Une jeune actrice au talent démesuré

Il peut être difficile, en voyant aujourd’hui cette femme au visage fermé, vêtue de noir et de gris lors du procès, de se rappeler de l’illumination que fut son intrusion sur les grands écrans. Lorsqu’elle est révélée en 2002 justement dans «Les Diables», film dans lequel elle incarne une fille autiste embarquée dans une cavale et une relation incestueuse avec son frère, Adèle Haenel a déjà cette lueur rare: celle d’une actrice qui ne ressemble à aucune autre. 

La critique voit dans cette jeune ado qui ne se prédestinait absolument pas au cinéma, et a été repérée en accompagnant son frère pour le casting, une force brute, «belle» et «enragée». «La gosse était exceptionnelle, il n’y en avait pas deux comme elle», confirmera Christel Baras, la directrice de casting du film, des années plus tard, au média indépendant «Mediapart».

La suite de la filmographie de la jeune comédienne ressemble à un sans-faute. Capitaine de natation synchronisée qui découvre les frissons des désirs adolescents dans le bluffant premier long-métrage de Céline Sciamma, «Naissance des pieuvres» (2007), Adèle Haenel tourne avec le gratin du cinéma francophone indépendant. Bertrand Bonello, Catherine Corsini, André Téchiné, les frères Dardenne… tout le monde loue l’énergie, l’instinct, le charisme d’une grande actrice. Elle est «la future Jeanne Moreau» pour le cinéaste Pierre Salvadori, qui explore son potentiel comique et poétique dans l’excellent «En Liberté!».

2019, l’année de bascule

Il y a ce corps, à la fois géant et élégant, qui appartient au territoire de la beauté hors des canons, peu exploré au cinéma. Ce regard qui passe de la malice à la rage en un battement de cil. Ce sourire qui jaillit d’un air buté. Même dans les films chorale, comme «L’Apollonide», qui suit les prostituées d’une maison close, on ne voit qu’Adèle Haenel – le rôle lui vaudra d’ailleurs une nomination aux César dans la catégorie meilleur espoir féminin. 

En 2015, un an après avoir raflé la statuette de meilleure actrice dans un second rôle pour le film «Suzanne», elle récidive, cette fois dans le rôle principal, grâce aux «Combattants» de Thomas Cailley. Au beau milieu des années 2010, le cinéma l’adore, les festivals aussi: sur 14 films au compteur, dix sont passés par Cannes.

Sur la Croisette, en 2019, on ne parle d’ailleurs que d’elle. Adèle Haenel est dans pas moins de trois films: «Portrait de la jeune fille en feu», en compétition officielle, «Le Daim», de Quentin Dupieux, dont elle a réécrit le rôle pour qu’il «corresponde à ses idées féministes», et «Les héros ne meurent jamais», d’Aude-Léa Rapin. À ce moment-là, alors que «Portrait de la jeune fille en feu» est le chouchou des critiques, qu’il révèle Adèle Haenel au monde entier et lui permet de signer avec la plus grosse agence d’artistes aux États-Unis, qui peut se douter qu’on ne la reverra plus au cinéma?

Des années d’attouchements et de silence

Quelques mois après le tourbillon cannois, les projecteurs sont de nouveau braqués sur la jeune femme. Cette fois, ce sont ceux de «Mediapart». Longuement, l’actrice raconte au site d’information comment Christophe Ruggia, le réalisateur qui lui a offert son tout premier rôle, a abusé d’elle. Des années d’attouchements et de harcèlement sexuel, des années de silence aussi. 

Elle est jeune adolescente, lui a entre 36 et 39 ans.Après une préparation intense pour le film, qui comporte de nombreuses scènes de nudité, le tournage est éprouvant. Plusieurs membres des équipes techniques remarquent que la petite Adèle Haenel est épuisée, maintenue à l'écart par le réalisateur et ne sort jamais de son rôle entièrement muet. Au point que la scripte sur le plateau essaie de contacter la DDASS, une administration française – aujourd’hui disparue – chargée entre autres de la protection de l’enfance. En vain. Rétrospectivement, Adèle Haenel se dit déjà à l'époque sous l’emprise d’un cinéaste qui l’étouffe sous des marques d’affection déplacées.

Mais c’est surtout après le tournage que cette relation déjà trouble «glisse vers autre chose», selon l’actrice. Elle raconte des «bisous dans le cou», des «caresses» sur les cuisses en «descendant vers [son] sexe», un cinéaste qui passe également ses mains sous son t-shirt. Des attouchements qui se répètent en festival à travers le monde, dans des chambres d’hôtel. Cette série noire prend fin lorsque l’adolescente coupe les ponts brusquement à l’âge de 16 ans, poussée à le faire par son premier petit ami.

Un soutien de façade…

Le récit d’Adèle Haenel fait l’effet d’une bombe. Comme si le cinéma français ne s’était pas interrogé sur son propre fonctionnement malgré l’éclatement de l’affaire Weinstein aux États-Unis deux ans plus tôt. L’actrice reçoit des dizaines de témoignages de soutien, de Marion Cotillard à Brigitte Macron. La Société des Réalisateurs de films (SRF) lui apporte également le sien et radie Christophe Ruggia. Quant à la justice française, elle s’autosaisit de l’affaire. Adèle Haenel finit par porter plainte. Christophe Ruggia, lui, dans les médias comme devant la police, nie en bloc.

«
Quand elle a parlé pour la première fois, il y a eu une glorification d’Adèle. Quand elle part des César, tout le monde lui tourne le dos.
Sara Forestier, actrice
»

Mais au-delà de l’émotion immédiate, assiste-t-on à une véritable remise en question? De la prise de parole d’Adèle Haenel au sacre de Roman Polanski aux César, il s’écoule à peine quatre mois. Lorsque l’actrice trentenaire se lève et quitte la cérémonie, elle n’est plus celle que l’on soutient mais celle qu’on hue. Jean Dujardin, qui a joué avec elle dans «Le Daim» et avait exprimé son effroi devant le récit des attouchements subis, défend bec et ongle le réalisateur de «J’accuse», dont il tient le premier rôle. Fanny Ardant explique aussi qu’elle suivrait le franco-polonais «jusqu’à la guillotine». Lambert Wilson, lui, trouve que ce «politiquement correct» s’apparente à «du terrorisme».

Le coup d'éclat de l'actrice aux Césars 2020 a marqué les esprits.
Photo: keystone-sda.ch

…révélateur de «l’hypocrisie du cinéma»

Récemment interrogée par «Mediapart» parce qu’elle accuse l’acteur Nicolas Duvauchelle de l’avoir giflée sur un tournage, et qu’elle dénonce plus généralement une industrie gangrenée par les violences sexistes et sexuelles, Sara Forestier (vue notamment dans «L’Esquive» et «Le Nom des Gens») résume ce qu’elle appelle un «renversement des choses». «Quand elle a parlé pour la première fois, il y a eu une glorification d’Adèle. Les gens ont fait une personnification, se sont focalisés sur sa personne pour ne pas parler du système. Quand elle part des César, tout le monde lui tourne le dos, tout le monde la laisse tomber. Parce que [Polanski] est quelqu’un de puissant. Il y a une réelle hypocrisie dans le milieu du cinéma.»

Que se passe-t-il après pour qu’Adèle Haenel ne tourne plus? L’épidémie de Covid-19 n’arrange rien à l’affaire, en mettant tous les projets à l’arrêt. Mais l’actrice semble surtout reconsidérer le cinéma, préférant un temps le théâtre. Prévue au casting de «L’Empire», de Bruno Dumont, elle quitte le navire, jugeant le scénario «sexiste et raciste» sans parvenir à dialoguer avec le cinéaste. Christel Baras, la directrice de casting de Christophe Ruggia, restée amie avec elle, a une autre explication auprès de «Télérama» : «Après [les accusations d’agressions sexuelles] on ne lui a plus proposé que des rôles de femmes abusées, des histoires d’inceste ou des films où elle servait de caution féministe.» 

«Je pars, je me mets en grève»

L’industrie, sans la blacklister, range désormais l’actrice dans une case précise: la féministe agaçante qui mettra son grain de sel partout pendant l’écriture et le tournage. De son côté, l’ancienne étudiante en philosophie, qui a toujours eu un discours très politisé, en interview comme devant ses pairs –son coming-out lesbien sur la scène des César en 2014 était un fait rarissime à l’époque et le reste encore aujourd’hui– s’affiche de plus en plus militante. 

Dès 2022, elle explique dans la presse italienne refuser de tourner avec des réalisateurs installés pour préférer de jeunes artistes. On la voit aux côtés d’Assa Traoré, figure contestée du mouvement de protestation contre les violences policières en France. Début 2023, cheveux courts, sac sur le dos, elle tient des piquets de grève contre la réforme des retraites d’Emmanuel Macron. 

En mai 2023, la rupture est actée: dans une lettre envoyée à «Télérama», Adèle Haenel confirme qu’elle ne reviendra pas au cinéma. Elle veut «dénoncer la complaisance généralisée du métier vis-à-vis des agresseurs sexuels et, plus généralement, la manière dont ce milieu collabore avec l’ordre mortifère écocide raciste du monde tel qu’il est». «Je vous annule de mon monde», écrit-elle. «Je pars, je me mets en grève.»

Un départ qui déroute

Proche des mouvements trotskistes, la comédienne déroute une industrie très bourgeoise. Sara Forestier pointe une tendance à la «psychiatrisation des femmes». «Quand Adèle Haenel est devenue plus militante, a pris la parole sur la réforme des retraites, beaucoup de gens dans le cinéma ont dit qu’elle avait vrillé.» «Elle est en perdition, c’est dommage», balance en effet un producteur au magazine «Le Point». «Elle est tombée dans une sorte de secte», assène un autre. Les commentaires acerbes des professionnels comme des internautes fusent. Leur propension à se concentrer sur le physique d’une actrice autrefois en robe de soirée sur tapis rouge, désormais sans maquillage en tenue de chantier, montre l’embarras du cinéma face à une femme qui n’entend plus se montrer désirable. 

Son coup de colère lors du procès de Christophe Ruggia a d’ailleurs suscité des réactions très polarisées sur les réseaux sociaux, entre marques de soutien et insultes contre une «gauchiste hystérique». Au terme des deux jours d’audience, une peine de cinq ans de prison, dont deux fermes, a été requise contre Christophe Ruggia. Le jugement sera rendu début février 2025. Aucune date prévue, en revanche, pour le retour d’Adèle Haenel au cinéma. À la radio, sa partenaire de jeu dans «Portrait de la jeune fille en feu», Noémie Merlant, a exprimé l’avis qui est tout à la fois celui d’une amie, d’une actrice et d’une cinéphile: «Elle manque énormément.»

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