Face à son miroir, les yeux bordés de noir, rouge à lèvres impeccable, Demi Moore se regarde avant de partir à un rendez-vous galant. L’espace d’un instant, on pourrait croire cette femme de 61 ans satisfaite de son reflet. Finalement, non. Là voilà qui ôte le khôl et le rouge à lèvres pour tout recommencer. Et à la fin, la même insatisfaction. De nouveau, il faut tout démaquiller. Le geste se fait brutal, le rouge déborde, les larmes de rage perlent au bord des yeux.
Bientôt, ce n’est plus le maquillage que Demi Moore semble vouloir enlever mais la peau toute entière. Se débarrasser de ce visage encombré de rides, effacer cette personne qu’elle ne reconnaît pas. Elle capitule et ne se rendra jamais au rendez-vous.
Cette scène n’est en réalité pas arrivée à Demi Moore – quoi que l’actrice s’est tellement impliquée qu’elle a effectivement failli s’arracher la peau – mais à Elisabeth Sparkle, le personnage qu’elle interprète dans «The Substance». C’est le point de bascule et, sûrement, la séquence la plus réussie de ce film américain signé d’une réalisatrice française, Coralie Fargeat, reparti du dernier Festival de Cannes avec le prix du meilleur scénario et sorti sur les écrans romands ce mercredi.
L’histoire d’une ancienne actrice devenue prof d’aérobic, débarquée parce qu’elle est trop âgée, et qui décide d’employer la fameuse substance du titre pour devenir, une semaine sur deux, une version plus jeune et plus belle d’elle-même, interprétée dans le film par Margaret Qualley.
Quatre minutes de cinéma pour devenir un sex-symbol
L’une des meilleures idées de Coralie Fargeat est d’avoir proposé ce rôle sur-mesure à Demi Moore. Parce qu’il est impossible de ne pas y voir un miroir tendu au parcours de l’actrice elle-même. Portée aux nues puis disparue ou, plutôt, invisibilisée en raison de son âge, au point qu’il est difficile pour les jeunes générations de mesurer à quel point elle fut une icône il y a trente ans, l’Américaine incarne à elle seule tous les diktats hollywoodiens qui pèsent sur les femmes.
Née en 1962, celle qui s’est d’abord fait connaître dans une série médicale («General Hospital», plus de 15’000 épisodes à ce jour), a explosé en 1985 dans une comédie dramatique, «St. Elmo’s fire». En 1990, dans «Ghost», Demi Moore tourne avec Patrick Swayze l’une des scènes les plus érotiques du cinéma mainstream. Nue sous une chemise blanche dans son salon, son personnage fait de la poterie avant d’être rejoint par son amant. Assez vite, elle laisse tomber l’argile pour se concentrer sur d’autres activités manuelles.
Au-delà de donner très envie à toute une génération de se mettre à la terre glaise, ces quatre minutes de cinéma ont érigé Demi Moore en sex-symbol. Pour le meilleur, mais pas que.
À chaque victoire…
Le meilleur se mesure à la popularité, aux films et au salaire. La première s’entretient savamment, comme seuls les Américains savent le faire. Formant à l’époque un couple ultra-glamour avec son compagnon Bruce Willis, l’actrice sait qu’il faut continuer de marquer les rétines pour exister. En 1991, elle pose, nue et enceinte de sept mois, en une du magazine «Vanity Fair». Le cliché de la célèbre photographe Annie Leibovitz fait le tour du monde. Pour faire le buzz, c’est gagné.
Côté carrière, la comédienne enchaîne des projets reconnus, notamment «Des hommes d’honneur», film de procès en milieu militaire, puis le thriller psychologique «Proposition indécente». Surtout, constatant les montants astronomiques que Bruce Willis touche pour chacun de ses films, elle commence à négocier ses cachets à la hausse. «Je me demandais 'pourquoi pas moi? Si je travaille autant que lui, pourquoi n’y aurais-je pas droit?'», explique-t-elle aujourd’hui dans un podcast enregistré avec le «New York Times».
En 1996, elle y parvient. Pour le film «Striptease», Demi Moore touche 12,5 millions de dollars et devient l’actrice la mieux payée de l’industrie. L’année suivante, «G.I. Jane», de Ridley Scott, sera son dernier gros succès public.
…son backlash
Car chacune de ces victoires s’accompagne d’un retour de bâton. Les velléités d’égalité salariale de Demi Moore lui valent le surnom, dans les médias, de «Demi More», la Demi qui en demanderait toujours plus. «Je pense que n’importe quelle actrice qui se serait battue pour l’égalité de salaire aurait pris des coups», raconte-t-elle au «New York Times». «Mais il est intéressant de se demander pourquoi, pile à ce moment-là, on a voulu me descendre.»
Aux États-Unis, la vision de son ventre rond et de ses seins à peine recouverts d’une main en une de «Vanity Fair» déclenche une bataille rangée. Certaines enseignes de supermarché, comme Safeway ou Giant, refusent de vendre le magazine, se disant trop «familiales» pour proposer une couverture aussi indécente.
Dans le même temps, poser avec un corps profondément changé par la grossesse n’empêche pas Demi Moore, 28 ans alors seulement, d’être rattrapée par les injonctions à la beauté et la minceur.
«Consumée» par le sport et la chirurgie
Après son accouchement, la comédienne s’inflige 100 kilomètres de vélo par jour pour maigrir, en plus de la course à pied et des heures passées à la salle de sport. Elle s’astreint aux régimes les plus stricts. Des troubles du comportement dont elle parlera en 2019 dans «Inside Out», son livre autobiographique.
«J’avais l’impression que je ne pouvais pas m’arrêter de faire du sport. Mon travail, c’était de rentrer dans l’uniforme militaire que j’allais porter dans 'Des hommes d’honneur' deux mois plus tard. Retrouver mon corps pour ce film a lancé une obsession pour l’exercice qui m’a entièrement consumée.»
Et si l’actrice, épuisée, arrête de pousser de la fonte après avoir pris plusieurs kilos de muscle pour «G.I. Jane», c’est ensuite la chirurgie esthétique qui prend le relais. Scrutée de toute part, la star fait l’objet de rumeurs qui lui prêtent des dépenses à hauteur de 250’000 dollars pour avoir faire refaire la quasi intégralité de son corps avant la sortie, en 2003, de «Charlie’s Angels». Un remake de la série «Charlie et ses drôles de dames» dans lequel elle apparaît en bikini, planche de surf sous le bras, plus mince (et jeune) que jamais. Demi Moore a alors 41 ans.
«Je n’avais plus 20 ans»
«J’ai ressenti davantage de critiques sur mon apparence lorsque j’ai atteint la quarantaine», raconte-t-elle vingt ans plus tard au magazine «Interview». «J’ai eu l’impression qu’il n’y avait plus de place pour moi à Hollywood. Je n’avais plus 20 ans, je n’avais plus 30 ans [...] À ce moment-là, je ne me suis pas sentie morte, mais complètement vidée.»
Beaucoup plus rare au cinéma dans les années 2010, Demi Moore fait une réapparition surprise en 2021 lors d’un défilé Fendi. L’actrice affiche des proportions toujours idéales selon les canons de beauté standard mais, et c’est la stupeur, un visage complètement déformé par les interventions esthétiques.
Alors forcément, ce rôle dans «The Substance», film qui cartonne déjà sur les réseaux sociaux, suscitant des réactions passionnées et des mèmes en pagaille, sonne comme une revanche. Celle d’une comédienne qui a préparé le terrain à ses dépens, a failli être vaincue par les diktats hollywoodiens, et revient triomphante dans un film qui les dénonce, avec une outrance assumée.
Les actrices retouchées sont légion
Mais à y regarder de plus près, l’histoire est-elle si belle? Si Demi Moore est impériale dans «The Substance», a-t-elle réellement essuyé les plâtres pour que les actrices hollywoodiennes aient le droit de vieillir tranquillement sans cesser de travailler?
Pour se convaincre du contraire, il suffit de jeter un coup d'œil au tapis rouge cannois qui l’a accueillie, rayonnante, à côté de Margaret Qualley, en mai dernier. Avant elles, il a été foulé par Meryl Streep et Andie MacDowell – qui est aussi la mère de Margaret Qualley. Ces deux actrices clament haut et fort qu’elles refusent la chirurgie esthétique et acceptent de vieillir, tout en paraissant aisément vingt ans de moins que leur âge et en affichant exactement les mêmes rides au mêmes endroits de deux visages pourtant très différents.
Anya Taylor-Joy, 28 ans, à l’affiche de «Mad Max: Furiosa», a également fait la joie des photographes présents à Cannes… et l’objet sur YouTube de toutes les spéculations concernant son usage de la chirurgie esthétique, tant son visage a changé depuis le début de sa carrière.
Si on élargit le spectre, des actrices souvent louées pour leur naturel confient avoir régulièrement recours aux injections, comme la Belge Virginie Efira, adepte de la mésothérapie. Élargissons-le encore un peu et les chiffres sont édifiants. Selon la société internationale de chirurgie esthétique et plastique (IPSAS), 15 millions d’interventions de chirurgie et 19 millions d’interventions non chirurgicales ont été pratiquées en 2022 dans le monde. Soit une augmentation respectivement de 41% et 58% depuis 2018.
Les derniers chiffres disponibles pour la Suisse remontent à 2021 mais montrent qu’avec 59 opérations pour 10’000 habitants, le pays a l’un des taux d’intervention esthétique les plus élevés au monde.
Le «paradoxe de la beauté»
En réalité, le plus gros changement dont témoigne le parcours de Demi Moore n’est pas une acceptation du vieillissement. Mais, au contraire, le fait de s’enfoncer dans ce que la psychologue américaine Vivian Dillier appelle le «paradoxe de la beauté». «D’un côté, on nous éduque à être authentiques et fidèles à nous-mêmes, analyse la spécialiste dans le «Huffington Post». De l’autre, notre culture nous encourage à nier le fait (ou en tout cas ne pas montrer) que nous vieillissons.»
C’est ce qui explique qu’une Jane Fonda (86 ans) qui admet avoir eu recours au bistouri, ou une Helen Mirren (79 ans) qui confie publiquement avoir très envie de passer sur le billard, suscitent des réactions très polarisées, entre le soulagement ou l’empathie, et le jugement, souvent doublé d’un sentiment de trahison.
Ce paradoxe de la beauté nourrit l’essor de la médecine esthétique. Fini les liftings à l’ancienne (et leurs ratages caractérisés), la tendance est aujourd’hui aux injections (botox, acide hyaluronique, etc) et aux techniques moins invasives, dont les résultats plus naturels laissent planer le doute, voire n’en éveillent aucun.
Interrogé dans le magazine «Vogue», un médecin esthétique britannique qui voit défiler les stars dans son cabinet résume ainsi les choses: «Si quelqu’un demande à l’une de mes clientes si elle a retouché quelque chose, alors je sais que je suis allé trop loin.»
Virginie Efira plutôt qu’Emmanuelle Béart
L’expérience traumatisante de Demi Moore a donc simplement remplacé les Nicole Kidman, les Meg Ryan ou, pour prendre une francophone, les Emmanuelle Béart, trois actrices vilipendées pour des interventions esthétiques trop voyantes, par des Virginie Efira discrètes.
Et si les médias portent heureusement aujourd’hui un regard autrement moins sexiste qu’autrefois sur l’actrice de «Ghost», le paradoxe de la beauté est plus d’actualité que jamais à Hollywood. Pire, il concerne tout le monde, avec un usage de la médecine esthétique en hausse partout, surtout chez les 18-34 ans et même chez les hommes.
La capitulation collective est telle qu’on peut même se demander si le cinéma, mais aussi la société dans son ensemble, savent encore à quoi ressemble réellement une femme de 65 ans.