«Vous l’ignorez peut-être, mais vous vous apprêtez à entrer dans un monde parallèle qu’on appelle le vortex cannois. Dans ce monde, l’espace, le temps, la santé aussi, vont devenir des notions un peu floues.» C’est ainsi que l’actrice française Camille Cottin (aperçue notamment dans la série «Dix Pour Cent») a entamé sa prestation de maîtresse de cérémonie du Festival de Cannes à l’ouverture, mardi 14 mai 2024.
Hélas, Camille, je n’ignore rien de ce vortex et de la disparition de la notion de santé. L’année dernière, j’ai déjà perdu la mienne au mois de mai sur la Côte d’Azur. Mais le Festival de Cannes, c’est comme ce kebab en rentrant de soirée à 4h du matin. Même si on sait déjà qu’au bout de deux bouchées, on va le regretter, la faim (et les obligations professionnelles, c’est vrai) justifie les moyens. Lorsque quatre jours plus tard, aux alentours de 00h30, je me retrouve dans la file d’attente d’une soirée qui n’avance pas, je suis vraiment au stade des dernières frites froides et molles du kebab.
«Regarde, il y a des aubergines qui dansent»
À Cannes, la plupart des soirées se déroulent sur la plage, quasi intégralement privatisée par des grandes marques. Un concept absolument fabuleux qui fait que sur la «plage Magnum», vous pouvez voir des gens fabriquer des glaces pour faire des vidéos sur les réseaux sociaux (sans qu’on ait jamais su si de vraies personnes avaient déjà pu manger ces glaces dans la vraie vie).
Pour y accéder, l’obstacle est double. D’abord, obtenir une invitation, petit carton à brandir à l’entrée devant un videur pas impressionné pour un sou. C’est déjà en soi un chemin de croix, l’origine des cartons étant plus mystérieuse que celle du monde. Mais le plus dur reste à faire: connaître quelqu’un de l’organisation de la soirée qui vous permettra de gruger la queue interminable.
Depuis le trottoir, les pauvres hères qui n’ont pas ce contact indispensable sont condamnés à regarder les autres s’ambiancer sur de la musique ringarde (qui considère encore qu’un set du groupe Justice est stylé en 2024?). Sous la loupe cannoise, n’importe quelle soirée prend des allures de Met Gala, alors qu’en réalité tout le monde fait la queue pour des vodka-sodas mal dosés.
Depuis mon trottoir ce jour-là à 00h30, mon instinct me dit de déguerpir pour me livrer à des activités autrement plus sympathiques, notamment dormir. Ma voisine me tire de ma torpeur blasée: «Ah tiens regarde, il y a des aubergines qui dansent.» Phrase à prendre au sens littéral du terme: des gens déguisés en aubergine se trémoussent les bras levés. Et même si j’aurais vraiment dû aller dormir (je vous spoile un peu la fin, je n’ai jamais réussi à rentrer dans cette soirée et j’ai abandonné à plus d’1h du matin), ce spectacle de légumes d’été m’a procuré plus d’émotions que la plupart des films en compétition.
Intéressant… mais nul quand même
Car, il faut bien le dire, ce cru 2024 semble un peu bouchonné, du moins jusqu’à la mi-parcours. «C’est mou, mou, mou!», entend-on dans les files d’attente vers un nouveau film mou. «Je n’ai toujours pas ma palme d’or», regrettent les impatients (et possessifs). Les films les plus attendus déçoivent. Francis Ford Coppola, le réalisateur du «Parrain», faisait son grand retour sur la Croisette avec «Megalopolis».
Cent-trente-cinq minutes laides et bêtes qui ont agité les débats derrière moi le lendemain. «Il ne parle que de lui, de rapport au temps et de mythologie», regrette un homme qui a essayé de voir un sens à ce film, là où j’ai abandonné au bout de trente minutes pour me concentrer sur les belles robes inspiration Rome antique. Sa voisine fait semblant d’avoir compris: «Oui, mais c’est intéressant.» La réponse est tranchante: «Peut-être, mais c’est mal fait.»
Yorgos Lanthimos, réalisateur grec spécialiste des films malsains (on lui doit le très réussi «La Favorite» et le récent «Pauvres créatures»), a lassé tout le monde avec son «Kinds of Kindness», lui aussi candidat à la Palme d’or. Au milieu de l’une des projections presse, d’ailleurs, un journaliste a explosé et quitté la salle en hurlant: «Ça suffit!» Cri du cœur du professionnel qui n’a pas dormi depuis plus de 72 heures. Camille Cottin nous avait prévenus.
«Plus cher qu’à Locarno!»
Le meilleur baromètre reste celui des «vrais» gens. Car oui, au milieu des journalistes, des équipes de film, des gens du milieu et des professionnels de l’incruste, il y a des spectateurs sans aucun lien avec le septième art venus voir des films. Ils sont là dès 8h30 en semaine, ce qui n’étonne personne: au vu de la moyenne d’âge des habitants de Cannes, 90% de la population est retraitée. Et les mamies s’écharpent à toute heure.
«Il paraît que c’est le film de Jacques Audiard [Emilia Pérez, ndlr] qui va avoir la Palme d’or!», croit savoir l’une. «Ah le truc avec des trans? Mais j’aime pas les trans!» répond sa voisine à propos de cette comédie musicale sur un chef de cartel mexicain qui, effectivement, a décidé de changer de sexe (l’intégralité de ce pitch est véridique). Ici, la population est retraitée et conservatrice.
La ville de Cannes reste d’ailleurs toujours un mystère à mes yeux, même après plusieurs festivals. Le moindre plat de pâtes avec des ingrédients surgelés coûte 50% plus cher qu’à Paris. Les journalistes du quotidien Libération se demandent s’il n’y a pas de la cocaïne dans le chou-fleur qui justifierait une addition aussi salée. Une consoeur dégaine l’argument ultime pour dénoncer l’inflation délirante des prix: «C’est plus cher qu’à Locarno!»
Ça gueule et ça ronfle
Personnellement, j’ai trouvé la parade: travailler à un rythme tellement soutenu qu’aucune pause déjeuner n’est prévue. Le problème, c’est que vous vous retrouvez parfois face à des films comme «Vingt Dieux», premier long métrage d’une jeune réalisatrice française jurassienne, Louise Courvoisier. Le pitch: un jeune homme qui se lance dans la fabrication du comté. Voir des images de fromage le ventre vide est presque aussi insoutenable que regarder le dernier film de Coppola.
À l’issue de la projection, l’équipe de «Vingt Dieux», composée essentiellement d’acteurs non-professionnels qui sont agriculteurs dans la vraie vie, a entonné «la danse du Limousin», une chanson traditionnelle de bal agricole. C’est cela, aussi, la magie de Cannes: réunir des mondes qui n’auraient jamais dû se croiser.
Cette édition 2024 a vu des éleveurs de volailles fouler le même tapis rouge que Demi Moore. Moi, je me suis retrouvée à une projection juste derrière la réalisatrice Maïwenn (elle a sauvagement engueulé un mec qui parlait alors que le film n’avait pas commencé) et quelques heures plus tard à côté d’une grande productrice (qui a copieusement ronflé pendant les 20 dernières minutes du film, pourtant extraordinairement émouvantes, avant de se réveiller en sursaut et d’applaudir à tout rompre, en spectatrice conquise par le spectacle manqué).
Mieux placée que la ministre de la Culture
Mais surtout, j’ai pu, pour la première fois, assister à une séance dite «de gala». Celles-ci, organisées en fin d’après-midi ou le soir dans la principale salle du festival, le Grand Théâtre Lumière, nécessitent d’avoir de la chance auprès de la billetterie ou (et même surtout) une relation haut placée qui vous obtiendra les précieux billets. C’est exactement la même chose qu’une autre séance, avec une contrainte en plus: il est obligatoire d’être en tenue de soirée.
Pour les hommes, c’est smoking ou costume sombre, baskets interdites. Pour les femmes, robe de soirée ou, à défaut, de cocktail, tailleur pantalon de couleur sombre, top habillé avec un pantalon noir, petite robe noire (je n’invente rien, la liste des vêtements autorisés est disponible sur le site officiel). Depuis seulement quelques années, les talons hauts ne sont plus obligatoires, car on n’arrête pas le progrès. En échange, vous aurez la chance de monter les marches du tapis rouge en même temps que des stars.
En l’occurrence, je l’ai parcouru quelques minutes avant Kevin Costner, sous les huées des photographes qui voulaient que je me dépêche pour photographier des gens (beaucoup) plus beaux et (légèrement) plus célèbres. N’espérez pas prendre une photo pour immortaliser le moment, elles sont aussi honnies que les baskets et les agents de sécurité se tiennent prêt à ceinturer le premier récalcitrant. Toujours est-il qu’une fois dans la salle, j’avais une meilleure place que Rachida Dati, la ministre de la Culture française. Ce qui m’a permis d’assister dans les meilleures conditions au film de Kevin, «Horizon», un western affreusement raté. Qui dure trois heures. Et n’est que le premier volet d’une trilogie.
Les lois de la physique
Mais pas le temps de m'apitoyer sur mes mauvais choix de vie. Je n’ai qu’une heure avant de revenir dans le Grand Théâtre Lumière pour la deuxième séance de gala à 22h15: «The Substance», de la réalisatrice française Coralie Fargeat, film d’horreur vendu comme «une claque» avec beaucoup d’hémoglobine. Avant la projection, les journalistes font déjà des pronostics sur le nombre de malaises ou de vomi qui interviendront en salle. Moi, je cherche à acheter des frites pour tenir. Avant de réaliser que ce n’est peut être pas la stratégie idoine (rapport au vomi).
Je remonte les marches avec la même «petite robe noire» autorisée par le règlement vestimentaire et un rouge à lèvres nettement moins net (rapport aux frites). Prête à en découdre, c’est-à-dire à me cacher sous mon siège. Finalement, les seules personnes qui partiront en cours de séance seront les femmes qui ont tout misé sur la tenue de soirée en oubliant les lois implacables de la physique: là où les traînes et les froufrous sont sans limites, la largeur des sièges de cinéma, en revanche, n’est pas extensible. Il faut ramasser les mètres de tissu encombrants pour tout faire tenir. «C’est l’enfer d’être assis à côté de ces personnes, tout déborde et tu n’as plus de place», souffle mon voisin.
Pour l’expérience
Si «The Substance» n’est pas la claque annoncée, l’ambiance dans la salle est survoltée. Applaudissements, rires, cris, on vient aussi à Cannes pour cela: l’expérience cinéma pleine et entière avec la découverte collective d’un film que personne n’a vu avant. Comme une séance immersive en 4DX, les réactions du public font partie du voyage. Ce ne sont pas les spectateurs installés au balcon devant «The Shrouds», le film de David Cronenberg, qui diront le contraire.
En pleine scène de sexe, un homme âgé en béquilles a tenté une sortie, qui s’est terminée en chute dans les escaliers. Entre mater ou aider son prochain, beaucoup ont choisi la première option, jusqu’à ce que le vieux se mette à hurler: «Nom de Dieu, j’ai des béquilles!» Assurément, personne ne vivra jamais un moment pareil en regardant le film sur son canapé.
En même temps, personne de normalement constitué ne s’inflige le visionnage de 26 films en l’espace de sept jours (record personnel battu). À mi-parcours, me voilà plus molle que la compétition officielle. Je ne peux plus compter que sur le café gratuit à volonté et mon instinct. Car, comme le formule doctement une consoeur, «le principe à Cannes, c’est de distinguer un bon film devant lequel tu as dormi d’un mauvais film devant lequel tu as dormi». Bientôt, mes cernes seront si imposantes qu’elles seront interdites sur le tapis rouge.
Je sais que je ne suis pas seule, il y a même des gens pour qui ce doit être pire (ceux qui arrivent à rentrer en soirée, par exemple), me dis-je en m’installant pour une séance à 8h30 le matin. Je suis au début de la rangée et me lève bientôt pour laisser passer un groupe de spectateurs. Parmi eux, un jeune homme arbore un look inattendu: il a gardé ses patchs anti-cernes collés sous les yeux. Je n’ai plus la force de m’étonner et je salue le geste avant-gardiste, prête à parier qu’en 2025, tout le monde fera pareil. Cannes est un spectacle permanent.