Un général européen le dit
«Les F35 n'étaient pas le bon choix pour une Suisse souveraine»

Le général d'armée de l'air français Jean-Marc Vigilant est un expert de la défense européenne, discutée au sommet de Bruxelles. Pilote de chasse, il revient sur les problèmes posés, aujourd'hui, aux pays qui ont décidé d'acheter du matériel militaire américain.
Publié: 06.03.2025 à 18:51 heures
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Le F35 américain a été acquis par plusieurs pays européens de l'OTAN, mais aussi par la Suisse.
Photo: keystone-sda.ch
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Richard WerlyJournaliste Blick

Quelles conséquences pour les pays qui achètent du matériel militaire américain aujourd’hui, en plein chamboulement de l’Alliance atlantique par Donald Trump? Alors que l’Europe de la défense relève la tête, sur fond de guerre en Ukraine et de retournement possible des Etats-Unis vis-à-vis de la Russie, Blick a posé la question à l’un des meilleurs connaisseurs du sujet.

Général Jean-Marc Vigilant, vous êtes un ancien pilote de chasse. Vous avez vécu aux Etats-Unis et travaillé avec les militaires américains. Vous connaissez bien leur industrie de défense. Vous savez que la Suisse a acheté en 2021 des F35. Acquérir des avions américains aujourd’hui, c’est le bon choix?
Ce n’est plus du tout vrai aujourd’hui. Un seul exemple: les Américains n’ont plus les stocks de munitions suffisants pour exporter à volonté, et leurs chaînes de production d’armement critiques, comme celles des F35, sont aussi sous tension. Prenez l’exemple de la Suisse: les délais de livraison s’avèrent beaucoup plus longs que prévu. Aujourd’hui, acheter américain «sur étagère» ou investir dans la défense européenne, c’est similaire au niveau des délais de livraison. Il vaut donc beaucoup mieux investir dans l’industrie européenne d’armement, Suisse incluse. Celle-ci pourra, de ce fait, être plus performante, mieux répondre aux besoins des Européens, tout en diminuant leur dépendance vis-à-vis d’acteurs extérieurs. On voit aujourd’hui les limites de la garantie de sécurité américaine espérée par l’acquisition de matériel «Made in USA».

Prenons le F35 justement. Une fois acheté (par la Suisse, mais aussi par la Belgique, les Pays-Bas…), il vous appartient vraiment?
Pas complètement, car vous n’en avez pas le plein contrôle. Le F35 est un avion de chasse connecté dont toutes les données transitent potentiellement par les États-Unis avant de revenir vers vous. Vous n’avez donc aucune confidentialité sur vos propres données. Vous ne maîtrisez pas à 100% votre avion. Vous l’avez dit: je suis pilote de chasse. Je vous rappelle que les F16 aujourd’hui en service dans de nombreuses armées de l’air européennes ne peuvent pas embarquer de missiles sans demander l’autorisation américaine. Les missiles sont dans des entrepôts sous clé américaine! Désolé chers amis suisses, mais il n’y a pas de vraie autonomie pour l’utilisation d’armements achetés aux Américains. Du point de vue de la souveraineté, les F35 n’étaient pas le bon choix pour la Suisse.

La Suisse est neutre, vous le savez. Comment voyez-vous l’avenir de l’industrie européenne de la défense?
On ne fera pas l’économie de programmes d’armements en coopération entre plusieurs pays. Prenez l’aviation: aujourd’hui, deux avions de combat européens se concurrencent: le Rafale français et l’Eurofighter. Ce n’est plus soutenable pour l’avenir. Le programme SCAF de l’avion du futur, entre la France, l’Allemagne et l’Espagne, doit impérativement devenir le seul avion de combat européen, en agrégeant d’autres partenaires européens, pour homogénéiser la flotte de combat, améliorer l’interopérabilité et faire des économies d’échelle au niveau du marché européen. En investissant ensemble dans des matériels stratégiques communs, c’est à cette condition que les Européens développeront une réelle autonomie stratégique.

Le tournant pris par l’Allemagne est décisif?
La première puissance économique européenne a des devoirs et des besoins. Elle vient de décider de débloquer des fonds importants pour sa défense. Il faut maintenant envoyer des signes clairs de coopération industrielle. Le meilleur symbole serait, dans l’immédiat, une commande allemande de Rafale par exemple. Au-delà des mots, une telle action démontrerait aux industriels français la réalité de l’engagement allemand pour une défense véritablement européenne et les amènerait à être plus enclins à la coopération avec d’autres industriels européens. C’est pour cela que la décision suisse est regrettable.

Oui, mais l’Europe a du retard, sur les drones par exemple
C’est le moment de combler ce retard! Les commandes européennes peuvent le permettre. Si l’on investit davantage dans l’industrie de défense européenne, on rattrapera aussi une partie de notre retard en matière d’innovation et de recherche. Cette période de risque géopolitique présente aussi une grande opportunité pour que les Européens prennent réellement leurs responsabilités. Ces commandes européennes publiques sont indispensables pour sécuriser les lignes de production de nos usines d’armement, y compris en Suisse.

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S’entendre entre Européens, c’est possible?
C’est indispensable dans le contexte actuel. La France n’a pas été assez écoutée, car les alliés européens pensaient, à tort, qu’elle voulait simplement favoriser sa propre industrie de défense. A contrario, la France ne comprenait pas que ses voisins dépensent 78% de leur budget d’acquisition d’armement à l’extérieur de l’UE, avant même de considérer des solutions européennes existantes, simplement dans l’espoir d’une garantie de sécurité américaine.

Ce que découvrent avec sidération les Européens aujourd’hui, la France l’a compris en 1956 lorsque dans le cadre de la crise du canal de Suez, elle a subi le chantage des puissances nucléaires de l’époque. C’est pour cela qu’elle a développé autant que possible sa propre autonomie stratégique. La situation actuelle offre en réalité une formidable opportunité à l’industrie de défense européenne pour se développer. Tout se tient: la détermination politique, le financement, la production des équipements en masse et leurs indispensables performances technologiques pour affronter les menaces.

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