Sécurité, stratégie, industrie
Comment l'OTAN ligote la Suisse et sa défense

Le rapport de 68 pages commandé par le Département fédéral de la défense ne fait que confirmer une évidence: l'Alliance atlantique, avec à sa tête les États-Unis, mise sur la marge de manœuvre sécuritaire limitée de la Confédération.
Publié: 29.08.2024 à 18:04 heures
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Le secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg, à gauche, serre la main de la présidente de la Confédération suisse, Viola Amherd, à droite, lors d'une réunion bilatérale en marge de la 54e réunion annuelle du Forum économique mondial (WEF), à Davos (Suisse), le mardi 16 janvier 2024.
Photo: keystone-sda.ch
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Richard WerlyJournaliste Blick

L’Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) n’est pas seulement une alliance militaire dirigée, depuis sa création en avril 1949, par les États-Unis. Elle est aussi devenue, avec la guerre en Ukraine, une réalité politique dont les démocraties européennes ne peuvent pas s’abstraire.

C’est d’ailleurs ce que lui reproche Vladimir Poutine, le président russe qui n’a jamais digéré la porte ouverte de l’OTAN à l’Ukraine et à la Géorgie, lors du sommet de Bucarest de 2008. «Il est clair pour tout le monde que l’OTAN fait des pas vers une véritable troisième guerre mondiale», a-t-il plusieurs fois répété. En clair: la posture défensive de l’Alliance n’est, pour Moscou, qu’un masque posé sur ses velléités d’affaiblir militaire la Russie, voire de lui infliger une défaite.

Réalité discutable

Cette réalité est bien sûr discutable, voire très contestable. Elle n'en est pas moins reflétée dans le rapport de 68 pages remis à Viola Amherd ce jeudi 29 août par la commission d’experts dont un seul membre n’est pas citoyen helvétique: l’ancien ambassadeur allemand Wolfgang Ischinger qui dirigea pendant près de dix ans la conférence annuelle sur la sécurité de Munich, qui se réunit chaque mois de février en Bavière.

La Suisse? Un pays neutre décidé à le rester, mais condamné à aménager sa doctrine et à pencher du côté de ses voisins et alliés. Tout simplement parce qu’il n’y a pas d’alternative: «L’OTAN reste, dans un avenir prévisible, le garant de la politique de sécurité de l’Europe, écrivent les experts. Il est la référence pour les armées occidentales modernes et définit les standards pour la technologie d’armement. Une coopération avec l’OTAN peut renforcer la capacité de défense de la Suisse.» Toute remise en cause de ce voisinage stratégique reviendrait donc, selon les auteurs du texte, à affaiblir la Confédération.

Rien de nouveau

Le plus intéressant, dans ce rapport déjà très critiqué, est le fait qu’il ne contient rien de nouveau. En général, les documents de ce genre, compilés après des heures de réunion et d’entretiens confidentiels, essaient de dégager des pistes inédites, et d'alimenter la réflexion. Rien de cela cette fois. C’est une énumération de contraintes que le rapport aligne. Logique. La Suisse, dans les faits, n’est plus protégée par son relief et par son armée de conscription, d’autant que son budget de la défense plafonne à 1% du produit intérieur brut, désormais loin derrière ses partenaires européens.

Le relief? Les Alpes? L’impossibilité d’envahir le territoire? Plus personne n’y croit compte tenu des moyens d’action militaires aériens et numériques à la disposition d’un éventuel agresseur. La résistance de l’armée citoyenne? Encore faudrait-il qu’elle soit équipée à la hauteur des enjeux. Ce que l’UDC, chantre de la stricte neutralité, reconnaît volontiers: «Depuis 1990, les dépenses de l’armée ont été continuellement réduites, passant de 15,7% des dépenses totales de la Confédération à environ 7% déplorait fin 2023 le Conseiller national Thomas Hurter (SH)! […] De 400'000 militaires, nous en sommes passés aujourd’hui à environ 100’000 militaires et à une armée qui n’est pas entièrement équipée.»

L’OTAN, à l’inverse, a tiré les leçons de la posture menaçante de la Russie, et du risque de conflit global avec la Chine. Militairement parlant, l’Alliance atlantique n’a en effet jamais été aussi puissante. Début 2024, la preuve en a été donnée par l’exercice «Steadfast Defender», considéré comme le plus important déploiement de forces militaires en Europe depuis 40 ans. 

Jugez plutôt: 90'000 soldats mobilisés en provenance des 31 pays membres de l’Alliance (aujourd’hui 32 depuis la finalisation de l’adhésion de la Suède en mars 2024). Des manœuvres avec plus de 1000 blindés. Plus de 80 avions et une flotte de plus de 50 navires. Des opérations multidomaines (terre, air, mer, cyber) pendant plusieurs mois, sur des distances de milliers de kilomètres, du grand Nord européen à l’Europe centrale et de l’Est. «Le différentiel de puissance est un facteur que la Suisse ne peut plus ignorer, juge un haut gradé helvétique à la retraite. On ne construit pas une armée en raisonnant seulement face à son ennemi potentiel. On la construit aussi en regardant du côté de ses alliés.»

Puissance militaire

Au carcan constitué par sa puissance militaire s’ajoute celui de l’interopérabilité des forces en présence, et de la nécessité d’un marché pour l’industrie de défense helvétique. Or sur ces deux plans, l’étranglement joue à plein, neutralité ou pas. Les F35 suisses achetés aux États-Unis, qui seront en théorie livrés à partir de 2027, sont des appareils sur lesquels le constructeur américain Lockheed Martin gardera d’une manière ou d’une autre la main.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, pour contrebalancer cette emprise aéronautique américaine, le DDPS a choisi le système français Skyview pour la surveillance de l’espace aérien du pays. Objectif: ne pas mettre ses œufs aériens dans le même panier. Même si, dans les faits, Lookheed Martin comme Thales (exploitant du Skyview) sont tenus par les commandes de l’OTAN.

L’industrie de défense enfin. En 2023, la Suisse a exporté pour 742,8 millions de francs d’armes et de munitions. En 20 ans, les ventes d’équipement militaire à l’étranger ont quasiment triplé. Or qui dit poursuite d’une industrie d’armement dit garantie de débouchés. Et là, le carcan est aussi évident. Quels sont les clients les plus demandeurs des systèmes de défense antiaérienne, des radars et des munitions produits l’équipementier allemand Rheinmetall à Altdorf et Zurich? A 80%, des pays membres de l’OTAN. Comme pour le Suédois Saab ou Ruag, le groupe public contrôlé par la Confédération.

Phrases implacables

L’OTAN ligote la Suisse et sa défense. Pas étonnant, dès lors, que la Commission sollicitée par Viola Amherd ait glissé dans son rapport ces phrases implacables: «En principe, toute coopération est un échange de bons procédés. Sans coopération, pas de capacité de défense, et sans capacité de défense, pas de coopération. Or du point de vue de la politique de sécurité, la Suisse est actuellement une profiteuse.»

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