Un expert le confirme
«Le contrat suisse des F35 mériterait d'être revu en urgence»

Les voisins européens de la Suisse sont en train de prendre un virage décisif en matière de défense. Telle est la conviction de François Heisbourg, qui présida longtemps le Centre d'études de politique de Sécurité de Genève. Avec, dans son viseur, les F35 américains.
Publié: 10:46 heures
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Dernière mise à jour: 10:55 heures
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Un avion de combat F-35A de l'armée suisse atterrit sur la base aérienne d'Emmen, le vendredi 18 mars 2022.
Photo: Keystone
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Richard WerlyJournaliste Blick

«Psychologiquement et politiquement, les Européens viennent de franchir un grand pas. C’est aussi les cas pour l’opinion publique allemande. Nous n’avions jamais vécu un tel moment de bascule depuis la création de l’OTAN» affirme François Heisbourg, qui présida longtemps le Conseil de fondation du Centre d’études et de politique de sécurité de Genève (GCSP).


François Heisbourg, votre dernier livre s’intitule «Un monde sans l’Amérique» (Ed. Odile Jacob). Vous aviez vu juste. Va-t-on, demain, vers une Alliance atlantique (OTAN) sans les Etats-Unis?
La réponse à cette question se trouve aux Etats-Unis et il n’y a pour l’heure pas de réponse claire. Ce qui est certain, c’est qu’on est en plein recul. Aux dernières nouvelles, l’actuelle administration américaine envisage de ne plus participer aux exercices militaires de l’OTAN. Les relations en matière d’échanges de renseignement sont en train de devenir totalement catastrophiques. Et il n’est pas sûr que les Etats-Unis resteront un membre actif de l’Alliance. Nous n’avions jamais vu, jamais imaginé un tel scénario.

Donc le retrait américain de l’OTAN est possible…
Juridiquement et politiquement, il sera très difficile pour les Etats-Unis d’opérer un retrait complet. Le traité fondateur de l’OTAN, signé à Washington en avril 1949, ne prévoit pas de marche arrière. On peut même affirmer que c’est juridiquement impossible. Cesser d’être un membre actif de l’Alliance est en revanche une possibilité. Ce serait une révolution.

Vous le regrettez?
Les Etats-Unis sont maîtres de leurs propres décisions. On peut leur expliquer que c’est totalement idiot, ça ne les convaincra pas. Ce n’est pas nous qui prenons cette décision-là, et la même chose vaut en matière industrielle et commerciale. Essayez d’expliquer en ce moment à l’administration Trump que l’augmentation des droits de douane est mauvaise pour l’économie. Peine perdue…


Les Européens doivent donc prévoir de remplacer le parapluie militaire américain?
Aujourd’hui, on n’a pas le choix. Il est clair que les Etats-Unis ne sont plus un partenaire fiable sur le plan politique et stratégique. Tout pays qui achète des F35, comme l’a fait la Suisse en 2021, doit partir du principe qu’il n’aura peut-être pas la liberté de décider des conditions d’emploi de ces avions. C’est ainsi. Ça fait de longues années que les Français essaient d’expliquer cela. Prenez la Suède avec ses avions de chasse SAAB Gripen, que la Suisse avait un temps envisagé d’acheter. Ils viennent d’être forcés à renoncer à un marché en Colombie, car l’administration américaine leur a interdit l’exportation du moteur General Electric qui équipe ces appareils. On est dans un univers où les Etats-Unis semblent prêts à faire n’importe quoi pour entraver les intérêts de leurs traditionnels partenaires et alliés.

Pas le choix, dites-vous…
Si l’on ne veut pas courir le risque d’être totalement redevable au bon vouloir américain, alors il faut s’équiper et s’armer autrement. Sinon, vous êtes dans la main de Washington.

Revenons sur les F35. La Suisse doit s’inquiéter?
Chaque pays va devoir décider de façon souveraine sur l’avenir de ces avions de chasse de dernière génération. Le débat est déjà ouvert en Allemagne. La République fédérale avait décidé d’acheter des F35 pour une mission stratégique décisive: transporter les armes nucléaires américaines. Faut-il finaliser cet achat? Le futur Chancelier Friedrich Merz pose ouvertement la question.

Et la Suisse, j’y reviens…
Je ne connais pas les contenus des contrats des uns et des autres. Ces contrats, y compris celui qui lie l’armée suisse à Lockheed Martin, sont couverts par le secret militaire et le secret commercial. Mais si j’étais un député allemand, polonais ou suisse, je poserais dès maintenant la question à mon gouvernement sur le statut de ces engagements. Peuvent-ils être révoqués ou pas dans la situation actuelle qui est un cas de force majeure? Le contrat suisse des F35 mériterait d’être revu en urgence.


Il existe un projet d’avion du futur européen, le SCAF. A-t-il des chances d’aboutir?
Il existe deux projets. Le Système de combat d’avion du futur ou SCAF, pour l’essentiel franco-allemand, et un projet anglo-italo-japonais. Il faut très vite en discuter. Il me paraît indispensable que Paris, Berlin et Londres commencent à travailler et à voir ce qui peut converger entre ces deux projets. Nous n’en sommes pas encore au point du programme industriel, la discussion devrait donc être possible. Les Européens doivent se doter ensemble d’un projet d’avion de chasse de dernière génération.

La Suisse est neutre. Elle a dès lors une plus grande liberté de choix, non?
Ah bon? Réfléchissez: le problème potentiel pour un Etat neutre comme la Suisse est qu’aujourd’hui sa législation l’empêche d’être un partenaire dans la durée. Ses partenaires industriels ne peuvent pas être sûrs à 100% qu’ils garderont la maîtrise intégrale des sous-systèmes, des pièces communes et des armes produites ensemble. Ce problème-là existait aussi entre la France et l’Allemagne. Il est en train d’être traité. Pour la Suisse, la neutralité complique tout, comme on a vu dans la guerre d’Ukraine puisque des matériels produits sur le sol helvétique n’ont pas pu être acheminés vers le champ de bataille ukrainien. Si rien ne change, la coopération industrielle peut se retrouver bloquée. Mais si on s’y prend en temps utile, ce genre de choses peut être discuté et négocié. Il n’y a pas de fatalité.

Une industrie helvétique de la défense, complètement autonome, c’est illusoire?
Il est déjà impossible pour les grands pays européens d’être autonomes seuls en matière de défense. C’est le cas, a fortiori, pour des pays moins importants. Prenez les composants électroniques indispensables aux armements. Ils nous relient tous à Taïwan, principal producteur mondial de microprocesseurs…

La dissuasion nucléaire française au service de l’Europe, c’est crédible?
Le principe de la dissuasion, c’est l’absence d’action. Il s’agit d’empêcher l’action. Or démontrer l’absence, c’est philosophiquement très difficile. Je constate en revanche que les uns et les autres prennent l’affaire au sérieux. Moscou dit haut et fort que tout ceci est inamical. C’est très bon signe si les Russes prennent l’affaire au sérieux! Idem pour la Pologne dans le camp européen. A vrai dire, j’en suis moi-même surpris. Je ne pensais pas que cela arriverait aussi vite. Je ne peux pas aller à une réunion avec des Allemands ou des Néerlandais sans qu’on me parle de la dissuasion. On a changé d’époque. Dans le monde de la dissuasion, ce qui compte c’est ce que les gens croient.

Emmanuel Macron exagère-t-il la menace Russe?
Je pense que quand un pays envahit un autre aux frontières internationalement reconnues, il se diabolise tout seul! Il prouve qu’il est une menace pour ses voisins. Prenons le cas de l’Allemagne. Si l’opinion publique allemande valide l’augmentation du budget de la défense, ce n’est pas parce que le chancelier Scholz a diabolisé Poutine. Poutine s’est diabolisé lui-même!

A lire: «Un monde sans l'Amérique» de François Heisbourg (Ed. Odile Jacob)

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