Rostov-sur-le-Don est le nouveau verrou de la guerre en Ukraine. En parvenant à s'emparer de cette métropole russe de plus d’un million d’habitants, principale base logistique pour l’armée de Vladimir Poutine en pleine contre-offensive des forces de Kiev, les miliciens du groupe Wagner ont transformé le champ de bataille.
Croire que les soldats russes, souvent en butte avec leur hiérarchie, conserveront maintenant la même envie de se battre dans les tranchées pilonnées par l’artillerie ukrainienne est un mirage. Aussi fou de guerre soit-il, Evgueni Prigojine a bel et bien porté, samedi 24 juin, un coup de poignard dans le dos au pouvoir du maître du Kremlin. Et même si cette rébellion a fait long feu, aboutissant à l'exil programmé de son chef en Biélorussie, ses conséquences peuvent être énormes sur le front de plus de mille kilomètres qui traverse l’est de l’Ukraine, jusqu’à la Crimée.
L’histoire est toujours riche d’enseignements. Ce qui s'est passé à Rostov-sur-le-Don, en ce moment même, fait remonter à la surface les images d’une autre mutinerie, à l’origine directe de la création de l’ex-Union soviétique et de l’arrivée au pouvoir des Bolcheviks.
Il y a presque 120 ans, dans le port ukrainien d’Odessa, les marins du cuirassé Potemkine se révoltaient contre le pouvoir tsariste, alors que celui-ci était en train de perdre la guerre qu’il avait engagée contrer le Japon. Déjà, les injustices vécues par les soldats, la folie des commandants militaires et l’isolement du pouvoir russe étaient en cause.
Le cinéma, sous la caméra du réalisateur soviétique Sergueï Eisenstein, magnifia cette rébellion avec les images fameuses du berceau en train de dévaler le grand escalier d’Odessa. Le symbole demeure aujourd’hui. Les événements de Rostov-sur-le-Don, la capitale historique des terribles Cosaques, sont peut-être l’équivalent moderne de la mutinerie du Potemkine, même s’il est difficile de considérer le fou de guerre Prigojine, criminel avéré, ex-détenu et complice de longue date de Poutine, comme un libérateur. L'hypothèse d'une maskirovska, un coup monté par le tandem Prigojine - Poutine pour ouvrir la voie à une purge dans les rangs de l'État-Major russe, ne change rien sur le fond: l'armée russe se trouvera, demain, désorganisée à son sommet.
A lire sur l'Ukraine en guerre
Une guerre n’est pas faite que d’opérations militaires en première ligne. Elle est toujours le résultat d’une combinaison de faits qui implique aussi bien l’arrière que la politique, l’économie, l’unité d’un pays derrière ses forces armées. C’est cette guerre-là que la Russie de Vladimir Poutine, obsédée par les délires anti-occidentaux de son chef, est peut-être en train de perdre.
J’ai vu sur la route de Bakhmout, la ville ukrainienne rasée et conquise après des mois de sièges par les miliciens de Wagner, combien les soldats ukrainiens sont épuisés. J’ai parlé avec les paysans ukrainiens écrasés sous les bombes. J’ai entendu les militaires de Kiev me dire qu’ils combattront jusqu’à la victoire, pour ajouter immédiatement qu’ils rêvent d’une fin immédiate de cette boucherie qu’est le conflit déclenché par Poutine le 24 février 2022.
Je sais aussi, comme nous tous, que le personnage Prigojine est repoussant, impitoyable, ultranationaliste, peut-être même plus terrible encore que le maître du Kremlin. J’ai bien conscience, aussi, que Prigojine agit peut-être en sous-main pour celui qu’il a pris bien soin, jusque-là, d'éviter d’accuser nommément. Il ne s’agit donc pas de rêver d’une fin rapide du conflit.
La preuve est faite, néanmoins, par ce chaos enclenché dans la nuit de vendredi à samedi, que cette guerre en Ukraine est une impasse pour le peuple russe, pour l’armée russe, et pour ce grand pays qui restera, de toute façon, le voisin de l’Ukraine et de nos pays européens. Vladimir Poutine a fait tomber son peuple et son pays dans le piège de ses obsessions, dont Prigojine fut longtemps l’instrument zélé et intéressé. Comme souvent, la guerre et ses souffrances ont accouché de rivalités entre les deux hommes, voire d’une lutte sans merci que personne n’est aujourd’hui capable de décoder.
Un duel loin d’être terminé
Le président russe a finalement obtenu une volte-face de son mercenaire en chef. Mais celui-ci ne s'est pas rendu. Et le fait que ce dernier ose défier les commandants de l’armée russe, et donc le Kremlin, montre que la Russie est aujourd’hui profondément malade, victime de la folie de quelques dirigeants. Ce que nous avons vu se dérouler, par vidéo et allocutions interposées samedi 24 juin, est le spectacle d’une Russie blessée, abîmée depuis des années par la folie nationaliste, prise dans l’étau des ambitions personnelles et de la surenchère violente de groupes mafieux unis par leur seul appétit insatiable de pouvoir.
Cette Russie-là n’est pas morte. Le coup de poignard de Prigojine, quels que soient les soutiens et les motivations du chef de Wagner, vient toutefois de la toucher au cœur.