Néonazis: l’accusation a de nouveau été employée par Vladimir Poutine à l’égard des combattants russes pro-Ukrainiens, soupçonnés d’avoir mené les attaques de ces derniers jours dans la région frontalière de Belgorod. Néo-nazi: ce terme vaut aussi, depuis l’agression russe du 24 février 2022, pour désigner le président ukrainien Volodymyr Zelensky, ex-acteur habitué dans le passé à recueillir un franc succès dans les théâtres de Moscou.
A chaque fois, Vladimir Poutine procède de la même manière, en faisant référence à la Seconde Guerre mondiale, restée dans la mémoire russe comme «la Grande Guerre patriotique». Zelensky = Hitler. Ce qui, si l’on s’en tient aux comparaisons historiques, ne peut qu’alimenter un autre rapprochement, fait par ses opposants: celui entre Poutine et Joseph Staline, le sanguinaire «petit père des peuples» (1878-1953) qui, après avoir initialement pactisé avec lui, terrassa le maître du Troisième Reich aux côtés des alliés occidentaux.
Falsification de l’histoire
«Vladimir Poutine ou la falsification de l’histoire comme arme de guerre»: ce titre est celui d’un passionnant cahier tout juste édité par la Fondation Jean Monnet basée à Lausanne. Son auteur, Robert Belot, est historien. Son argument? La guerre entre la Russie et l’Ukraine, déclenchée par ce président sur le point d’être réélu pour six ans, «s’inscrit dans une tradition fort ancienne, qui commence peut-être avec le Tsar Pierre Le Grand (1672-1725) et renaît après l’URSS».
Explication? «Le projet de Poutine vise à disqualifier la manière dont l’Ukraine postcommuniste tente de se réapproprier son passé en l’émancipant du récit soviétique […] Au cœur du nationalisme russe, il y a le mythe ancien de la «Nation russe trinitaire» qui fut constitué sous le règne de Pierre Le Grand, qui s’était attribué le titre de Tsar «de la Grande, de la Petite et de la Blanche Rous'. C’est ce mythe historique qui aujourd’hui refait surface afin de fonder pour la Russie une sorte de droit multiséculaire de posséder l’Ukraine.»
L’unité entre Russes et Ukrainiens
Se plonger dans le récit historique distillé par Vladimir Poutine est indispensable pour comprendre à la fois l’assise de son pouvoir dictatorial sur cet immense pays, et la relative popularité de son régime, surtout dans les régions éloignées de Moscou et des grands centres urbains. Robert Belot répète ce que beaucoup d’historiens ont écrit depuis le déclenchement du conflit. Mais le lire à l’heure où 112 millions de Russes sont appelés à déposer leur bulletin dans l’urne (dans l’isoloir ou par vote électronique, comme l’a fait le président) est un rappel salutaire.
«Poutine présente comme historiquement indiscutable l’unité des Russes et des Ukrainiens. Ils ne forment qu’un seul et même peuple dont l’éloignement s’expliquerait par la stratégie occidentale d’entraîner petit à petit l’Ukraine dans un jeu géopolitique dangereux visant à faire de ce territoire une barrière entre l’Europe et la Russie.» Et d’ajouter: «Pour Poutine, ce mur est un grand malheur commun et une tragédie que son opération militaire spéciale – le Kremlin ne parle jamais de guerre – a pour but de solder.»
Poutine et la nostalgie
Le plus terrible est que ce discours, directement hérité de l’ex-URSS dont Poutine cultive la nostalgie, efface la réalité de ce que fut l’oppression russe pendant des siècles sur ces terres d’Ukraine. «Il suffit, pour démonter les arguments du Kremlin, de regarder l’histoire en face, complète l’auteur. On pourrait proposer une grille de lecture qui montrerait le processus de colonisation, d’exploitation et de subordination dont l’Ukraine a été victime. L’Holodomor (la famine orchestrée par Moscou dans les années trente) est le témoignage le plus violent et le plus tragique de la colonisation économique et agricole.»
Or Poutine est un négationniste: «Pour lui, toute revendication nationale non-russe relève de nationalisme qu’il faut combattre, et donc du nazisme. Tout ce qui ne va pas dans le sens du mythe de l’unité fusionnelle entre les deux pays doit être éliminé par la force.»
Blanchir l’histoire soviétique
Le livre de Robert Belot n’aborde pas dans le détail un aspect souvent cité pour justifier l’intervention militaire russe: le traitement dégradant, humiliant et problématique des minorités russophones d’Ukraine, localisées le plus souvent dans les régions sécessionnistes aujourd’hui annexées par Poutine. Soit. Mais en parlant de néonazis, terme sans cesse repris par la propagande du Kremlin en période électorale, le président russe va bien au-delà des revendications régionalistes des oblasts de Louhansk et Donetsk.
«Le topo antinazi vise à déconstruire la politique de reconstruction patrimoniale de l’Ukraine et à déboulonner des figures emblématiques […]. Il oppose aux figures nationalistes ukrainiennes des personnalités oubliées qui se sont distinguées durant la Grande Guerre patriotique. Il met en avant des 'braves' militaires. Ce qui lui permet de décrédibiliser les intellectuels et les politiques, naturellement suspects. […] Par ce leurre, Poutine blanchit au passage la dimension totalitaire de l’histoire soviétique.»
Liens indestructibles
Le bilan de cette falsification historique est celui que les téléspectateurs russes peuvent voir chaque jour sur leurs écrans, y compris dans les bureaux de vote où la première chaîne russe est en général retransmise en direct. «Poutine présente la Russie comme la protectrice de l’Ukraine. Il pense que la complexité linguistique et culturelle de ce pays ne peut être gérée que via la tutelle de la Russie. Et c’est au nom de ces liens indestructibles qu’il a lancé son opération spéciale contre son propre peuple, puisque, selon lui, Ukrainiens et Russes ne forment qu’un seul peuple.»
A lire: «Vladimir Poutine ou la falsification de l’histoire comme arme de guerre», par Robert Belot (Fondation Jean Monnet)