«La secrète» veut préserver tous ses secrets. Et elle demande aujourd’hui à la justice de s’assurer que le couvercle de sa vie privée est bien verrouillé à double tour.
«La secrète»? C’est le surnom donné par la journaliste politique Bérangère Bonte à la Première ministre française, Élisabeth Borne, en couverture du livre qu’elle lui consacre, sur le contenu duquel les juges se prononceront le 30 juin. En cause? Une colère froide de la cheffe du gouvernement, connue pour sa raideur et sa ténacité, dont le comportement est à des années-lumière des frasques sexuelles, des manœuvres d’alcôve et du libertinage qui, en France, ont longtemps été indissociables de l’exercice du pouvoir.
Environ 200 lignes incriminées
Ulcérée par des allusions dans le bouquin (qu’elle affirme n’avoir pas lu) à d’éventuels mensonges sur sa vie conjugale et sur son orientation sexuelle, cette technocrate de 62 ans – élue député du Calvados en juin 2022 – a décidé de poursuivre l’auteure pour diffamation et d’exiger la suppression des extraits incriminés de son ouvrage en cas de réédition ou de réimpression. Soit environ 200 lignes. L’équivalent de quatre pages.
À entendre l’avocat d’Élisabeth Borne plaider, mercredi 24 mai, devant le tribunal de Nanterre (Hauts-de-Seine, en région parisienne), l’affaire oppose juste une personnalité publique à sa biographe non officielle sur le contenu d’un ouvrage qui lui est entièrement consacré. A priori compréhensible.
La cheffe du gouvernement français n’a jamais été une personnalité de premier plan. Polytechnicienne, haut fonctionnaire, ancienne préfète de la région Poitou-Charentes puis directrice de cabinet de Ségolène Royal lorsque celle-ci était ministre de l’Écologie (2014-2016), l’actuelle Première ministre est apparue dans la lumière au fil du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, surtout comme ministre des Transports.
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Son profil, ses habitudes de vie, son histoire familiale difficile (son père Joseph Borne, résistant puis déporté durant la guerre, a mis fin à ses jours en 1972) faisaient justement partie des qualités recherchées par le président français après sa réélection pour l’aider à diriger le pays, sans lui voler la lumière médiatique dont il est friand et peu partageur.
Jusqu'à la réforme des retraites, tout allait bien
Tout a d’ailleurs bien fonctionné, jusqu’à la bataille sociale sur la réforme des retraites qui vit en ce moment son épilogue difficile, avec une passe d’armes législative pas encore achevée à l’Assemblée nationale et une nouvelle journée d’action et de grèves le 6 juin.
Car depuis lors, Élisabeth Borne est un peu devenue l’incendiaire en cheffe de la République. Aucune empathie dans ses propos. Un volontarisme affiché avec raideur. Des pourparlers avec les syndicats qui, pour le moment, n’ont abouti sur aucun résultat concret. De quoi décupler les colères, le ressentiment, et faire remonter à la surface les questions et les rumeurs sur sa personnalité.
Est-elle vraiment en couple avec un compagnon qui réside loin de Paris, en Bretagne? Quid de sa vie personnelle, alors qu’à l’Assemblée nationale, les députés de l’opposition distillent les informations sur au moins deux de ses prétendues compagnes, ayant chacune exercé des responsabilités publiques?
Le récit de l’audition au tribunal de Nanterre:
«La tyrannie de la transparence»
Le livre de Bérangère Bonte, disséqué lors de l’audition au tribunal de Nanterre, se garde d’accuser de quoi que ce soit cette Première ministre dont l’avocat a dénoncé, à la barre, «la tyrannie de la transparence» et la «peopolisation» de la vie politique. Mais certains passages font mal, comme la révélation du fait que le présumé compagnon de la cheffe du gouvernement a contracté un Pacs (pacte civil de solidarité) avec une autre femme, ou des phrases sur ses crises supposées d’anorexie.
Difficile pourtant pour Élisabeth Borne de réclamer le silence dans les rangs de la presse, alors que la présidence Macron a démarré en 2017 sous les auspices d’une «peopolisation» maximale, gérée depuis l’Élysée par la papesse des magazines «people» Mimi Marchand. Sans parler de l’exhibitionnisme médiatique assumé de certains membres de son gouvernement, comme la ministre de l’Économie solidaire, Marlène Schiappa, qui a pulvérisé les ventes du magazine de charme «Playboy» en posant pour ses photographes…
On est loin du pacte de silence passé jadis entre les médias et François Mitterrand, pour cacher l’existence de sa fille Mazarine, révélée le 10 novembre 1994 par des photos dans «Paris Match» négociées avec le palais présidentiel.
Le prix de son tempérament et des circonstances
La vérité est qu’Élisabeth Borne, seconde femme à diriger un gouvernement français après Édith Cresson en 1991-1992, paie, sur le plan privé, le prix de son tempérament et des circonstances. Secrète, mais terriblement rigide, voire dure envers les députés qui osent l’affronter, comme ceux du groupe LIOT qui défendent bec et ongles une ultime proposition de loi contre la réforme des retraites agendée pour le 8 juin, la Première ministre française se retrouve bien plus exposée qu’elle ne l’a jamais été dans sa vie de fonctionnaire.
«Aujourd’hui journaliste à France Info, l’auteur de 'La secrète' a rencontré deux fois la cheffe du gouvernement et, avec son autorisation, des amis et membres de sa famille, estime le site Mediapart. Signe que l’enquête, fruit d’un an de travail et de quatre-vingts entretiens, ne s’est pas faite dans son dos: Élisabeth Borne est citée dans les remerciements.» Mieux, poursuit Mediapart: «Selon nos informations, la Première ministre a reçu le livre en primeur dix jours avant sa parution. Sans déclencher à ce moment-là aucune mise en demeure.»
«À un moment donné, on a envie de dire: trop, c’est trop»
La cheffe du gouvernement s’est jusque-là justifiée dans un seul entretien au «Journal du Dimanche»: «Quand une journaliste décrit en détail les conditions du suicide de mon père, quand elle a des propos intrusifs sur mon intimité, sur la relation avec mon fils, avec mon ex-mari, quand elle répand des allégations sur ma santé ou mon orientation sexuelle, comment prétendre que cela a pu se faire avec mon accord? À un moment donné, on a envie de dire: trop, c’est trop.»
Propos intrusifs, allégations: la formule est révélatrice. Élisabeth Borne ne conteste par la véracité des faits cités. Elle ne réclame d’ailleurs pas le retrait des passages où est cité ce mystérieux et pseudo-compagnon. Alors que dans son gouvernement, plusieurs ministres de premier plan sont ouvertement homosexuels, comme celui des Transports, Clément Beaune, celui du Budget, Gabriel Attal, ou la ministre de la Jeunesse, Sarah El Hairy, la Première ministre louvoie.
Ce qui nourrit la colère des activistes: «Élisabeth Borne ne rentre pas dans un schéma classique: elle n’habite pas avec son ou sa conjointe, elle a l’air de vouloir manifester une indépendance, juge une porte-parole de l’Observatoire des violences sexuelles et sexistes en politique. Pourquoi alors attaquer le livre? C’est refuser d’assumer que les femmes, lesbiennes ou hétérosexuelles, peuvent avoir des modes de vie qui sont extérieurs aux schémas classiques. En attaquant le livre, Élisabeth Borne fait reculer, pour toutes ces femmes-là, une possibilité de reconnaissance de leur mode de vie.»
À lire: «La secrète» de Bérangère Bonte (Ed. Archipel)