Les hommes et les femmes dont l’histoire a tissé la légende ne sont pas toujours ceux qui ont dominé leur époque. Qui connaît aujourd’hui, hors d’un petit cercle d’historiens français, l’homme politique Joseph Caillaux (1863-1944), mort il y a tout juste 80 ans, au lendemain de la libération de Paris après l’occupation nazie?
Beaucoup d’entre vous connaissent en revanche sûrement Georges Clemenceau, alias «Le tigre», qui conduisit la France à la victoire en 1918. Il va aussi de soi que le nom du Général de Gaulle vous est familier, tant il symbolise la France de l’après 1940. Alors, pourquoi consacrer cette chronique à un inconnu? Ou plutôt à un grand homme devenu inconnu, presque tombé dans les oubliettes de l’histoire?
Il y a deux bonnes raisons pour cela. La première est que Joseph Caillaux était l’archétype du parlementaire professionnel et passionné que la France de 2024 commence à réhabiliter. En 2017, une majorité d’électeurs français ont porté au palais présidentiel de l’Élysée un haut fonctionnaire de 39 ans, l’inspecteur des finances Emmanuel Macron, qui n’avait jamais été élu auparavant. Macron promettait d’en finir avec les partis. Il se voyait, sans doute, en nouveau Bonaparte et beaucoup de commentateurs, dont l’auteur de ces lignes, furent séduits par sa cavalcade.
La France sans Bonaparte
Mais la France, ce n’est pas que Bonaparte! C’est la République. C’est l’Assemblée nationale. C’est aussi le parlementarisme. Ce fut beaucoup, autrefois, sous la IIIe République (celle de Caillaux) puis sous la IVe (avant De Gaulle) un pays de coalitions et de compromis. Ce fut le pays d’un républicain modéré nommé Joseph Caillaux.
La seconde raison est que la réédition des mémoires de ce politicien français inconnu en Suisse s’accompagne d’un travail éditorial et d'une préface très complète d’un observateur avisé des mœurs politiques tricolores: Henri Paul. Cet ancien magistrat à la Cour des comptes fut, à la fameuse Ecole nationale d’aministration (ENA), le copain de François Hollande. Il est donc bien placé pour juger.
Hollande, tout juste réélu député de Corrèze, est un peu l’héritier de ces figures républicaines d’hier, qui passaient leur temps à nouer des alliances pour gouverner. Il n’a donc pas vu venir son ancien collaborateur Emmanuel Macron, qui l’a trahi avec méthode, jusqu’à se présenter à la présidence de la République. On se dit que Joseph Caillaux a un peu, lui aussi, vécu un pareil drame: il comprenait comment fonctionne la France. Il n’est jamais arrivé à se mettre les Français dans la poche.
Une passionnante préface
Il faut aimer l’histoire politique pour lire ce livre dont la préface est passionnante. Pourquoi? Parce que la France n’est jamais le pays que l’on croit comprendre. Joseph Caillaux avait pour adversaire le flamboyant et très méchant Georges Clémenceau. Pire: Caillaux comprenait les chiffres. Il aurait pu être suisse. Il aimait boucler un budget. «C’est un homme de gouvernement beaucoup plus qu’un homme de parti», disaient de lui ses contemporains. Caillaux fut aussi la cible de la presse, au point que son épouse alla tuer (oui, tuer) le directeur du Figaro de l’époque, Gaston Calmette, en mars 1914. Rien que pour ça, cet ouvrage mérite le détour. Un drame passionnel au pays des alcôves et du théâtre de boulevard! En clair: Joseph Caillaux, cet homme à la mise raide et soignée, moustache au pli parfait, était bien trop «gentleman» pour une République toujours brutalisée!
Les mémoires de Joseph Caillaux sont un peu le portrait de ce que la France aurait pu être. Et ce qu’elle pourrait toujours être si les électeurs regardaient les résultats, l’efficacité de l’administration, les lois effectivement appliquées et entrées en vigueur, plutôt que d’applaudir aux effets de manche et aux grands discours des tribuns du moment. Il n’y pas de grands discours mémorable de Caillaux.
Cet homme n’a pas son nom sur de grandes avenues. Il n’a même pas de rue à son nom à Paris alors qu’il fut plusieurs fois ministre des Finances et chef du gouvernement. Ce livre m’a fait penser à un autre homme clé de la France contemporaine, que le Général de Gaulle chérissait: le ministre des Finances Antoine Pinay. Caillaux aimait trop les équilibres budgétaires pour ne pas finir comme l’homme le plus «haï» de France.
Un pacifiste
Caillaux était surtout pacifiste. Il pensait à la coopération internationale plutôt qu’à l’affrontement entre puissances. Il enchaînait les relations amoureuses. Il était dandy, bourgeois, élitiste. Il ne fréquentait pas trop les cercles littéraires. Il arrive que certains hommes cous réconcilient avec l’idée que la France est bien plus diverse, et moins caricaturale qu’on ne le pense. Après avoir lu ses mémoires, je pense que Joseph Caillaux était de ceux-là.
A lire: «Mémoires» par Joseph Caillaux. Édition présentée et annotée par Henri Paul. (Ed. Perrin)