Le titre de ce livre claque comme un avertissement. Cet homme-là vivait, depuis ses années de guerre en Algérie dans l’armée française, dans une forteresse intellectuelle. Renaud Dély, vétéran du journalisme politique hexagonal et présentateur chaque samedi du Club International d’Arte (où l’auteur de ces lignes est régulièrement invité), a pourtant choisi d’y entrer par effraction. Et quelle effraction, puisqu’elle est posthume.
Dominique Venner, le personnage principal de «L’Assiégé» (Ed. JC Lattès), s’est suicidé le 21 mai 2013 dans un lieu on ne peut plus symbolique: Notre-Dame de Paris, la cathédrale qui symbolisait à ses yeux le monde de valeurs et de croyances irrémédiablement condamné à s’écrouler. Une balle de pistolet dans la bouche, après avoir soigneusement placé l’arme bien au fond de sa gorge. Vous êtes prévenus: ce récit est celui d’un monde parallèle. Celui dans lequel vivent, en France et sans doute dans d’autres pays européens, les forcenés de cette extrême droite qui, aujourd’hui, se rapproche du pouvoir par les urnes…
La démocratie, vraiment?
L’acceptation de la démocratie, justement: pour Dominique Venner, elle est presque impensable. Il faut se souvenir, et ce livre salvateur et passionnant nous aide à le faire, que les nostalgiques du fascisme et des régimes autoritaires ont longtemps misé sur la force pour parvenir à leurs fins. Dominique Venner, animateur de groupuscules au sein desquels il aimait étaler ses connaissances et ses références historiques, le répétait sans cesse. Sa religion est faite: «la violence est politique, la politique forcément violente», note l’auteur en page 106.
Là aussi, une remise dans le contexte historique est bienvenue au lendemain des élections européennes du 9 juin 2024. La droite extrême désormais «normalisée», aux commandes dans certains pays (à commencer par l’Italie), a grandi dans ces batailles de rues. «Les expéditions punitives» contre les communistes étaient, dans les années soixante, bien plus qu’une habitude. Elles scellaient la camaraderie et les solidarités, comme jadis les ordres de chevalerie. Là aussi, gardons en tête les époques et les origines: sans le communisme, sans l’ex-URSS durant la guerre froide, l’extrême-droite n’aurait sans doute pas pu cultiver ses démons avec autant de succès.
Beaucoup de noms connus
L’on retrouve beaucoup de noms connus de la politique française dans ce livre très documenté, écrit comme une biographie non autorisée, par un journaliste longtemps familier de l’extrême droite. Il y a, aux côtés de futurs ministres de droite comme Alain Madelin ou Gérard Longuet, un ancien Waffen SS, Pierre Bousquet. Ils ont une revue baptisée «Action Européenne». Mais leur Europe est aux antipodes de celle que défend Emmanuel Macron. Elle n’est vue que comme une cible destinée à résister aux hordes étrangères. La théorie du grand remplacement de la population blanche et chrétienne par des minorités d’autres religions et d’autres couleurs naît dans ces milieux de militants.
Leurs mots-clefs? Frontière, bien entendu: «Une frontière, qui plus est une frontière ethnique, ne se défend bien qu’au-delà des lignes naturelles de partage, fleuve, montagne ou mer», écrit Dominique Venner. Un autre mot est plus inattendu, même s’il fait référence à un mode vie guerrier et à l’ultime sacrifice de la vie: samouraï, en hommage aux guerriers japonais d’antan. «La mentalité Samouraï qui nous habitait a cédé devant l’envahissement de la vraie politique», déplore «l’assiégé» de Renaud Dely qui dénonçait devant ses proches «les nouvelles règles du jeu, les petites et les grandes ambitions». Bref, tout ce qui fait qu’au premier quart du XXIe siècle, des formations politiques comme le Rassemblement national en France ou Fratelli d’Italia en Italie, ont quitté les marges pour s’installer au centre de la vie démocratique de leurs pays respectifs.
Plein de mythes et de démons
Il y a plein de mythes, de démons et de fantômes dans ce récit passionnant de bout en bout, parce qu’il nous ouvre la porte d’un univers qui fut, jadis, celui de dictateurs comme Hitler, Mussolini ou Franco. Mais aussi parce qu’il nous offre quelques détours savoureux, comme ce passage par le palais présidentiel de l’Élysée, dans les années 80. François Mitterrand vient alors d’être élu. Il est socialiste, artisan de l’union de la gauche, même si son histoire politique personnelle est beaucoup plus sinueuse, et qu’il a démarré sa carrière à droite.
Dominique Venner est l’ami d’un conseiller proche du «Sphinx», François de Grossouvre, que l’on retrouvera bien plus tard suicidé dans son bureau. Tous deux suivent l’ascension d’un certain Jean-Marie Le Pen, le père de Marine. «Ce chien fou n’est pas vraiment porté sur les idées. Il a du bagout, mais trop peu de fond», déplore Dominique Venner. Le plus fort est ce que le livre confirme, au détour de ses pages consacrées au Mitterandisme triomphant: le président utilisa alors sciemment l’extrême droite. Il l’instrumentalisa pour mobiliser le peuple de gauche et diviser la droite.
Un outil de compréhension
C’est là que le livre devient un outil de compréhension de la France actuelle. Maintenant, le RN n’est plus instrumentalisé. C’est lui qui est en position dominante, comme viennent de le prouver les résultats des élections européennes de ce dimanche 9 juin. Les idées de Dominique Venner sont gommées, mais elles ont percolé. Elles ont nourri un corpus idéologique et culturel. «Réécrire l’Histoire de la Collaboration et de ceux qui s’y opposèrent. Réhabiliter les uns pour mieux salir les autres.» Les commémorations récentes du débarquement en Normandie du 6 juin 1944 sont là pour nous le rappeler. L’extrême droite française a des racines. Elle n’est pas que le produit d’une revendication pour le pouvoir d’achat ou contre l’immigration clandestine. Renaud Dély est l’archiviste de ce corpus idéologique. Or, à la veille d’une nouvelle campagne électorale pour les législatives des 30 juin et 7 juillet, mieux vaut le garder en tête.
A lire: «L'assiégé» de Renaud Dély (Ed. JC Lattès)