Certaines guerres sont plus meurtrières que d’autres, même si elles ne font pas de morts et ne font pas couler le sang dans des tranchées boueuses. «La guerre des semi-conducteurs» (Ed. de l’Artilleur) que nous raconte l’universitaire américain Chris Miller dans un livre passionnant de bout en bout, plonge dans cette réalité d’un conflit aussi stratégique qu’industriel et faussement économe en vies humaines.
Nous avons les yeux braqués sur le front en Ukraine, ou sur les frappes israéliennes dans la bande de Gaza? Détournons un instant le regard: la guerre qui peut vraiment nous mettre KO se déroule à l’autre bout du monde, dans des usines ultra-sécurisées et ultra-technologiques de l’île de Taïwan.
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Une forteresse seulement démocratique?
Taïwan, forteresse démocratique plantée au large de la Chine qui revendique logiquement son annexion, puisqu’il s’agit de son territoire, reconnu comme tel par l’énorme majorité des Etats de la communauté internationale: on connaît ce scénario, avancé pour justifier le soutien des Occidentaux et de leurs alliés à cette île de 23,5 millions d’habitants. Mais la réalité que nous décrit Chris Miller, professeur d’histoire internationale à l’université Tufts, au Massachussets, est bien différente. Taïwan est d’abord une forteresse électronique.
Une seule entreprise, TSMC (Taïwan Semi Conductors Manufacturing Company) produit 100% des puces indispensables pour les programmes d’intelligence artificielle, et 80% des puces haut de gamme, sans lesquelles nos ordinateurs perdront toute leur capacité d’action. Vous imaginez bien ce qui compte, en premier, pour les États-Unis, à la fois protecteurs militaires de l’ex-Formose, et premiers clients de TSMC, fournisseur de puces pour les géants de la tech. Pas question de laisser Pékin mettre la main sur ce trésor technologique qui décidera de notre avenir.
En Chine, des puces bas de gamme
J’avoue que je ne m’attendais pas à un tel constat. Le livre de Chris Miller fourmille de détails et d’informations sur ce qui est, bel et bien, un cordon ombilical technologique entre Taïwan et la Silicon Valley. Aujourd’hui, la seconde ne peut pas fonctionner sans les usines insulaires. Or ce cordon, la Chine communiste fait tout pour l’endommager et le couper. L’universitaire est allé en Chine, et il raconte la floraison de parcs industriels spécialisés pour lesquels le gouvernement chinois investit des dizaines de milliards de dollars.
La Chine, pour le moment, reste cantonnée dans la production de puces de bas et milieu de gamme. Il lui manque les technologies cruciales pour la fabrication industrielle de composants de dernière génération, et en particulier les «outils de lithographie» dans lesquelles une entreprise néerlandaise, ASML, est pionnière mondiale. Or, ce fabricant européen a déclaré, en janvier dernier, qu’il lui est désormais interdit de vendre certaines machines indispensables à des clients chinois.
Le problème est que la position de leader détenue par ASML (28'000 salariés dans le monde et une capitalisation boursière d’environ 250 milliards d’euros) est la seule bonne nouvelle pour l’Europe. C’est le point qui préoccupe le plus lorsqu’on lit le livre de Chris Miller, de ce côté-ci de l’Atlantique. Pourquoi? Parce que l’Union européenne et ses pays partenaires (dont la Suisse) ont, selon l’auteur, confondu recherche, innovation et production. Pour faire simple: l’UE a soutenu ses laboratoires et ses chercheurs en oubliant de déposer les brevets indispensables à la production industrielle de masse, et en négligeant l’importance stratégique des usines.
Rapatriement d’usines aux États-Unis
L’affaire est différente pour les États-Unis, qui ont rapatrié depuis plusieurs années d’importantes unités de production de semi-conducteurs. «Lorsque le président américain Joe Biden est entré en fonction en 2021, on craignait de plus en plus que les technologies occidentales émergentes aient aidé la Chine à devenir un rival militaire sérieux, potentiellement prêt à dépasser bientôt les États-Unis en tant que superpuissance de l’intelligence artificielle», argumente, dans une note, l’Institut américain GIS.
«En août 2022, l’administration Biden a donc promulgué le «Chips Act» afin de stimuler la production nationale de semi-conducteurs et la concurrence internationale, dans le but de réduire sa dépendance aux importations et son exposition aux ruptures d’approvisionnement. Le but est aussi de protéger le processus de fabrication des semi-conducteurs contre le sabotage. Deux mois plus tard, la Maison-Blanche a annoncé un ensemble de sanctions et d’instruments de contrôle visant à défendre la propriété intellectuelle et la sécurité nationale des États-Unis et à rendre plus difficile pour Pékin l’obtention ou la production de puces avancées. Il s’agit notamment des exportations d’équipements destinés à la production de puces à des niveaux de miniaturisation égaux ou inférieurs à 14/16 nanomètres.»
La question du calendrier
La question maintenant est celle du calendrier. C’est là que le livre de Chris Miller nous laisse à la fois perplexe, et désireux de lire une suite. Cette guerre des semi-conducteurs est loin d’être terminée. Avec une difficulté pour l’Europe prise dans son ensemble: les 27 pays membres de l’UE sont-ils capables de tirer en urgence les conséquences de ce rapport de force technologique?
La réponse législative existe en tout cas, du côté de l'UE. En juillet 2023, l'European Chips Act, poussé par le Commissaire Thierry Breton a été voté par le parlement européen avec 43 milliards d'euros d'investissements à la clé. Ce texte a pour objectif de réduire la dépendance de l’Union européenne envers l’Asie dans ce secteur, et affiche un objectif chiffré de passer de 10% à 20% de puces fabriquées en Europe d’ici 2030. Reste à passer à l’acte. Puis à construire les usines avec cette salve de milliards…
A lire: «La guerre des semi-conducteurs» de Chris Miller (Ed. Artilleur)