Voici deux livres que les jeunes lecteurs désireux de s’engager pour la défense des libertés doivent au moins parcourir. Deux leçons de courage, dans un registre très différent. Ce qui rend d’autant plus pertinent le fait de les évoquer ensemble.
«Le cinéma, un art de combat» de Massia Pougatch (Ed. Slatkine) est le récit du parcours incroyable d’un homme qui, à Genève, symbolise toutes les résistances: Léo Kaneman, cofondateur du Festival du film et forum international sur les droits humains (FIFDH), ce rendez-vous incontournable des activistes et du débat, chaque printemps au bord du lac. «Créer du commun» (Ed. Fondation Henri La Fontaine), l’essai du journaliste belge Eddy Caekelberghs, est une plongée aux sources de ces fameux droits de l’homme. Pourquoi l’idée de se battre pour les libertés et le respect de la personne humaine s’est peu à peu installée dans nos démocraties? Depuis quand peut-on parler de droits – et responsabilités – de l’homme?
Entre Gaza et l’Ukraine
Alors que la tragédie de Gaza se poursuit et que la guerre en Ukraine nous renvoie chaque jour des scènes d’horreur dignes de la Grande Guerre de 1914-1918, ces deux ouvrages sont un cri d’espoir et un remède contre la fatalité. La place, d’abord, à Léo Kaneman. Ceux qui le connaissent, à Genève, savent sa pugnacité, son goût de l’échange et sa curiosité insatiable pour les hommes et les femmes qui se battent pour défendre leurs idéaux. Pour lui, l’enfant juif caché dans le centre de la France pour échapper aux rafles et à l’extermination nazie, dont la police française fut l’auxiliaire, la Suisse romande restera toujours une terre d’espoir.
Léo raconte, dans ce livre qui lui est consacré, comment Genève fut, dans les années 60-70, une cité du «bouillonnement d’idées […], illustré par des événements aussi marquants que le 'centre autonome', le mouvement des communes, le MLF, le groupe antipsychiatrie et celui contre le nucléaire». A chaque étape de sa vie, la volonté de bousculer les frontières et les limites est au rendez-vous. Exemple: le récit de cette année 2002 durant laquelle naît l’idée du FIFH avec Yaël Hazan. «Ma bataille pour les droits humains, je l’ai menée en souvenir de ces justes d’Id-Saint-Roch» argumente-t-il. Id-Saint Roch: le nom de la commune berrichonne où lui, sa sœur Suzanne et leur mère Léa, trouvèrent refuge entre 1939 et 1945.
Le cas de la Chine
On pourrait poursuivre avec d’autres moments clés de la vie de celui qui se laissa toujours guider par ses trois passions: celle des autres, celle du cinéma et celle des luttes qui émancipent. Massia Pougatch réussit le tour de force de nous associer à chacun de ces moments. Relire, page 132 et 133, le récit de l’arrivée à Genève d’Ai Weiwei, la star internationale chinoise de l’art contemporain est l’occasion parfaite de se pencher, en pleine visite de Xi Jinping en France, sur le cas des violations massives des droits de l’homme en Chine. Son pays lui ayant refusé un passeport pour venir en Suisse, Ai Weiwei, membre du jury du FIFDH, avait visionné les films chez lui. Sauf que la différence culturelle est parfois grande: en 2013, la visite de ses ateliers, à Pékin, laissera à Massia et Léo un goût d’inachevé…
«Créer du commun» relève d’une autre démarche, tout aussi indispensable que le témoignage. Eddy Caekelberghs plonge dans les bibliothèques, les archives, les traces des droits de l’homme jusqu’à la lointaine Antiquité. Il puise dans les livres religieux. Il relit les textes fondamentaux comme ceux concernant les droits politiques des femmes. Ses pages sur le droit d’asile, ce principe aujourd’hui rejeté et foulé aux pieds par tant de gouvernements au nom de la présumée menace migratoire, sont passionnantes. «Cette notion prend son sens, son origine et sa nécessité dans celle de la sécurité de la personne humaine, garantie indispensable de sa citoyenneté» explique l’auteur. La grande qualité de son ouvrage est d’être écrite avec simplicité, de façon très pédagogique. Le journaliste s’efface derrière les dates, les rappels historiques.
Sur les campus…
Un autre passage très utile en ces temps de manifestations pro-palestiniennes sur les campus des pays démocratiques est celui qu’il consacre à la question de l’antisémitisme. Lire Eddy Caekelberghs devrait être obligatoire, ces temps-ci, sur les campus des Sciences Po en France, ou sur celui de l’Université de Lausanne. L’auteur brosse un tableau panoramique de cette question, allant jusqu’à citer des universitaires chinois, pour bien comprendre la mécanique infernale de ce rejet des Juifs. Le pire: la banalisation de l’antisémitisme sur les réseaux sociaux. «La négation et la falsification de l’Holocauste sont abondantes sur Telegram, une plateforme connue pour son manque de modération et de recommandations claires à destination de ses utilisateurs» note l’animateur, sur la radio belge publique RTBF, des émissions «Le fin mot» et «Majuscules. Et d’ajouter: «Sur les plateformes modérées, la négation et la falsification sont également présentes […] les auteurs des contenus négationnistes ont notamment recours à l’humour et à la parodie: une stratégie qu’ils utilisent pour tenter de normaliser les idées antisémites, en leur donnant l’apparence d’idées communément admises.»
Le courage et la lucidité
J’ai voulu parler de Léo Kaneman et d’Eddy Caekelberghs ensemble, car leurs livres disent l’essentiel de la démarche de tout activiste désireux de faire progresser les droits de l’homme: agir avec empathie, comme notre infatigable militant genevois, et agir avec discernement et connaissance des textes juridiques, comme l’indique notre auteur belge. Tout étudiant intéressé par les questions des droits humains devrait mettre leurs deux livres côte à côte. L’un éclaire et donne du courage par l’exemplarité. L’autre nous permet de naviguer dans le labyrinthe des lois et des références sur lesquelles sont construites nos sociétés. Ces deux leçons sont indispensables pour garder le cap. Car sans courage, pas d’action. Et sans lucidité animée d’idéal, pas de combat juste.
De Genève à Bruxelles, voici deux guides à lire et à suivre, pour ne pas céder au pire de l’époque: le rejet d’autrui, et l’oubli que toutes nos libertés, chèrement acquises, peuvent être menacées si on ne se bat pas pour les préserver.
A lire:
«Créer du commun» . Histoire comparée des sources des droits de l’homme par Eddy Caekelberghs (Editions de la Fondation Henri La Fontaine).
Le cinéma, un art de combat par Massia Pougatch (Editions Slatkine)