La force d’un essai stratégique est de vous ouvrir les yeux sur des crises que vous ne soupçonniez pas, ou sur l’ampleur que des crises déjà connues pourraient prendre en quelques jours, en cas d’engrenage fatal. «L’accélération de l’histoire» (Ed. Tallandier) de Thomas Gomart a cette vertu.
Ce livre a l’avantage de miser sur une diversion. Aujourd’hui, à moins de deux semaines du triste deuxième anniversaire de l’assaut russe sur l’Ukraine, le 24 février 2022, tout le monde regarde du côté de Moscou. Chaque parole de Vladimir Poutine lâchée devant la caméra lors de son entretien récent au journaliste américain pro-Trump Tucker Carlson, est interprétée comme un signal fatidique.
D’accord. Le Kremlin a allumé en Ukraine un incendie dont personne ne peut encore prédire l’issue. Mais d’autres feux menacent. Et ignorer ceux-là serait une erreur plus grande encore.
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Thomas Gomart dirige à Paris l’Institut français des relations Internationales (IFRI). A ce titre, il reçoit régulièrement dans l’enceinte de son institut des chercheurs, des diplomates et des militaires de haut rang, pour les interroger sur l’état du monde.
Mais rien ne vaut une visite de terrain, sur le sol, dans les airs ou sur mer, pour prendre conscience du risque «accéléré» d’escalade. C’est la raison du titre «L’accélération de l’histoire». L’auteur raconte comment, présent sur un navire de guerre français lors d’une patrouille en mer de Chine, une course-poursuite soudaine s’engage entre ce vaisseau et des navires chinois.
Tout peut déraper
A ce moment-là, tout peut déraper. La mer de Chine n’est pas la Méditerranée. Pékin s’y croit (presque) tout permis. La forteresse taïwanaise sait que sa résistance à un assaut chinois entraînerait une déflagration mondiale. Voilà le thème de ce livre qui passe au crible trois nœuds de notre monde actuel: le détroit du Bosphore, géré par la convention de Montreux de 1936, le détroit de Formose (c’est-à-dire celui de Taïwan), et le détroit d’Ormuz. Vladimir Poutine a allumé un incendie européen. Mais d’autres feux peuvent décimer la planète.
L’auteur croit en la capacité de l’Europe de se défendre, de faire face à ces crises et, aussi, de contribuer à éteindre ces incendies avant qu’ils ne consument tout sur leur passage. Problème: sa conviction n’est pas toujours justifiée par les faits. Thomas Gomart est un euro-optimiste qui regarde la réalité en face.
«Les Européens doivent améliorer leur intelligence du monde s’ils entendent défendre leurs intérêts face à des États ou à des organisations bien décidés à exploiter leur désarroi au maximum et à imposer leurs propres valeurs» écrit-il. Peuvent-ils s’adapter? Je le pense. Le veulent-ils? Sans en être sûr, je l’espère.» C’est bien entendu les derniers mots de cette phrase qui pèsent lourd. Pour être un bon pompier, il faut d’abord oser et vouloir affronter le feu!
Menace chinoise
Quelques pages de cet essai nous font aussi réfléchir sur la dimension de la menace russe, par rapport à la menace chinoise. On lira notamment avec intérêt celles consacrées à la montée en puissance nucléaire de la Chine «le seul membre permanent du Conseil de sécurité à continuer de produire des matières fissiles à des fins militaires». Thomas Gomart puise ses affirmations aux meilleures sources. Il était présent, en mars 2023, à un séminaire organisé au Japon sur le détroit de Taïwan.
Qu’a dit, alors, un expert chinois? Que «la possibilité de recourir à l’arme nucléaire est plus élevée en cas de guerre dans la péninsule coréenne qu’en Ukraine». En clair: l’Asie orientale est un volcan. La Corée du Nord est un drapeau rouge vif agité devant les États pro occidentaux de la région. Dont Taiwan. Les Sud-Coréens en sont d’ailleurs convaincus: «L’éventuelle reconnaissance de la Corée du Nord comme puissance nucléaire entraînerait ipso facto un programme nucléaire au sud de la péninsule et à Taïwan.»
Un autre passage aussi passionnant que préoccupant est celui consacré par l’auteur à la dépendance énergétique de l’Europe. Maintenant que le robinet du gaz et du pétrole russe est coupé, les pays européens doivent importer davantage d’énergie par voie maritime en disposant de moyens navals réduits, résultat de la diminution du format de leurs marines depuis deux décennies. Autrement dit, écrit-il, «ils sont doublement dépendants à l’égard des Etats-Unis: pour les importations et pour la sécurisation de celles en provenance du Moyen-Orient». Et ce, encore plus dans un contexte de crise accentuée par le contexte israélo-palestinien.
Premier fusible
On le voit: le monde est sous tension et l’Europe prospère est le premier fusible qui peut sauter. Logique: la Russie de Poutine, si riche en ressources naturelles, était au fond la garantie de sa sécurité et de cette prospérité, comme certains Allemands le regrettent tant. Thomas Gomart regarde le Vieux Continent sans alarmisme.
Mais à la veille de la prochaine conférence annuelle sur la sécurité de Munich, les 16 et 17 février, il dit une vérité simple: Vladimir Poutine n’est pas nécessairement le premier danger en soi. Il a accéléré la possibilité d’autres dangers. Nos démocraties, dans cette course-poursuite, ont donc l’obligation d’accélérer leur défense et leur prise de conscience.
A lire: «L’accélération de l’histoire» par Thomas Gomart (Ed. Tallandier)