Certains éditorialistes français, omniprésents sur les chaînes de télévision, donnent l’impression de pondre du «blabla» d’actualité au kilomètre. Christophe Barbier, l’homme à l’écharpe rouge qui ne quitte jamais le plateau de BFM TV, peut sembler à première vue appartenir à cette catégorie. Or voilà que cet intellectuel féru d’histoire et de théâtre nous prouve qu’il mérite bien mieux que son image médiatique. Son dernier essai historique «Peuple de colères» (Ed. Fayard) est en effet passionnant de bout en bout. Car il raconte ce qui fait la France depuis des siècles: les tentatives répétées des Français de se faire entendre du pouvoir central. Pour, au final, échouer le plus souvent et en payer le prix fort.
Il m’est arrivé de croiser plusieurs fois l’auteur dans des émissions télévisées. Je l’avoue: sa capacité à passer d’un sujet à l’autre est aussi impressionnante que déconcertante. Mais dans cette plongée de quelque trois cents pages dans les révoltes françaises depuis la guerre de Cent Ans, c’est un autre Christophe Barbier qui transparaît. Je ne sais pas si l’intéressé en a marre de jouer les girouettes journalistiques condamnées à tourner avec l’actualité. Mais si tel est le cas, je le comprends et je vous recommande de lire son livre. Le voici aux prises avec ce qui fait la France: ses révoltes, ses jacqueries (du prénom Jacques, très répandu chez les paysans car ils portaient la jaque, un vêtement de travailleurs manuels), et ce terrible affrontement, sans cesse répété, entre le sommet de l’État et les catégories de la population les plus exposées à son rouleau compresseur autoritaire, fiscal et administratif.
Le roulement des séismes
«Il faudrait plus d’un livre entier pour écrire le récit des colères purement fiscales qui secouent l’histoire de France selon un incessant roulement de séismes» avertit l’auteur, dès la page 39. Nous voici embarqués dans le cockpit de la France qui n’en peut plus. Avec, au rang des principaux coupables selon Christophe Barbier, l’incapacité des régimes politiques successifs à décider si, oui ou non, le commerce international, plus ou moins libre et donc porteur de concurrence, doit devenir la norme.
Des monarques aux présidents de la République successifs, tous se caractérisent par cette même incertitude, jusqu’à Emmanuel Macron. Ceux qui veulent ouvrir le pays aux vents commerciaux du grand large, comme l’actuel chef de l’État, se retrouvent en butte aux colères de ceux qui perdent inévitablement au change, notamment les paysans. Mais les autres, tenants d’un protectionnisme français, n’échappent pas non plus à la vindicte des agriculteurs, qu’ils assomment de taxes lorsqu'ils sont au pouvoir. Ce duel entre partisans du libre-échange (dominants dans l’Union européenne jusqu’à ces dernières années) et défenseurs du précarré (le plus souvent situés du côté de la droite radicale) a toujours rythmé la vie politique nationale. Avant de finir, jadis, en exécutions sommaires des meneurs et semeurs de révoltes, décapitations et tortures à l’appui.
L’origine des jacqueries
Je ne résumerai pas tout le livre. Il nous explique l’origine des jacqueries, des révoltes des «croquants», des colères à répétition de la Bretagne, du rôle crucial joué par le blé dans l’imagination populaire paysanne. Je ne doute pas que l’auteur, très bien introduit dans les cercles politiques parisiens, en a offert un exemplaire au jeune Premier ministre Gabriel Attal. Si l’on regarde la France vue de Suisse, les pages consacrées à l’opposition, juste avant la révolution de 1789, entre le ministre genevois des Finances de Louis XVI, Jacques Necker, et son rival contrôleur général des finances Anne-Robert-Jacques Turgot, constituent un utile rappel historique.
Le premier, père de l’écrivaine Germaine de Staël, croit, selon l’auteur, que l’interventionnisme de l’État est, en France, la seule solution pour remplir les caisses de la monarchie. Necker a publié, en 1775, un «essai sur la législation et le commerce des grains». Problème: son intransigeance fiscale menace de provoquer un incendie social. Louis XVI ne le suivra pas. Turgot, puis Necker, ont été révoqués. Le royaume n’a pas choisi son camp: «L’histoire retient que le renvoi de Necker, le 11 juillet 1789, a entraîné la prise de la Bastille, alors que c’est bel et bien celui de Turgot, treize ans plus tôt, qui a enclenché une bombe à retardement» argumente Christophe Barbier. Et d’ajouter, prémonitoire, cette phrase qui pourrait s’appliquer à d’autres dirigeants français: «Louis XVI n’a plus de boussole, la crise économique et financière secoue le navire royal, les capitaines sont démunis face à la houle».
Variables d’ajustement
Le plus frappant est que rien n’est jamais réglé. Les paysans en colère sont, au fil des siècles, la variable d’ajustement d’un système qui refuse de choisir et d’assumer. Christophe Barbier est libéral de conviction. Il ne s’en cache pas. Soit. Cela n’empêche pas de méditer certaines de ses phrases qui tapent juste. Comme celle-ci: «Contre l’économie réelle, le peuple en appelle encore et toujours à «l’économie morale», celle où le souverain change la réalité et trouve les solutions pour les plus pauvres. Toute la peine d’Emmanuel Macron à faire adhérer l’opinion à la mondialisation heureuse et à la théorie du ruissellement s’explique par ce rejet. Il y a dans le cerveau reptilien des Français le fossile de la guerre des farines». Ces farines qui provoquèrent en partie le soulèvement de 1789…
Expéditions punitives
Impôts, bureaucratie, férocité des expéditions punitives contre les agriculteurs révoltés, impunité des gouvernants, centralisme toujours victorieux… Christophe Barbier nous raconte l’histoire d’une oppression paysanne que le monde agricole accepte, puis rejette, puis accepte. La roue tourne. Les jacqueries d’aujourd’hui se jouent sur des tracteurs à 200 000 euros l’unité, et sur des autoroutes bloquées. La morale de l’histoire? Il n’y en a pas. Car les révoltés aussi sont contradictoires. Pierre Charron, disciple de Montaigne, l’écrivait en 1601 dans son essai «De la sagesse»: «Le peuple est une bête étrange, à plusieurs têtes, qui ne peut se décrire bien en peu de mots, inconstant et variable; sans arrêt non plus que les vagues de la mer, il s’émeut et s’apaise, il approuve et réprouve en un instant même chose».
A lire: «Peuple de colères» de Christophe Barbier (Ed. Fayard)