Il ne faut pas lire Emmanuel Todd si vous croyez encore dans la démocratie, dans la capacité de l’Europe à demeurer un continent d’avenir, et dans une puissance américaine certes écrasante, mais plutôt vertueuse, car elle défend nos libertés. «La défaite de l’Occident» (Ed. Gallimard) est en effet un réquisitoire sans appel, ou presque, contre tous les arguments en faveur de la défense de l’Ukraine, et contre toute velléité d’opposition frontale durable à Vladimir Poutine.
Démographe et sociologue, opposé de longue date à l’euro et à ce qu’il considère comme une implacable domination de l’Allemagne au sein de l’Union européenne (un «pays machine» selon ses propres termes), Emmanuel Todd prophétise notre échec face à la Russie. L’Occident? Fini. Les sanctions économiques et la volonté de s’armer davantage pour contrer le Kremlin? Un échec assuré car notre diagnostic est faux.
Selon l’auteur, la Russie va bien mieux qu'on ne le croit. La classe moyenne russe «jouit de la paix sociale de l’ère Poutine». Son régime politique n'est pas une dictature, mais une «démocratie autoritaire». Et croire que ce pays pliera sous notre étreinte économique est une illusion: «Jamais les conditions de vie en Russie n’ont été aussi bonnes, liberté comprise, que sous Poutine», assène l’auteur.
Biais idéologique
Je me suis plongé dans cet essai avec l’appétit d’un lecteur épris de contradictions et conscient que toute guerre suscite toujours une avalanche de caricatures sur l’agresseur (la Russie), comme sur l’agressé (l’Ukraine). Enfin, une voix dissidente! Enfin quelqu’un de sérieux, capable de disséquer ce que l’Occident a raté depuis le 24 février 2022 sans tomber, à son tour, dans la caricature.
Or, j'ai vite déchanté. Emmanuel Todd trouble, et c’est regrettable, la qualité de son constat par ses phobies intellectuelles. Comment ne pas réagir à la lecture d’une phrase telle que «l’Union européenne est une usine à gaz, ingérable et, littéralement, irréparable. Ses institutions tournent à vide. Sa monnaie unique a entraîné des déséquilibres internes irréversibles»? L’auteur a évidemment le droit de penser cela. Mais l’on comprend, à ce moment-là, que son propos n’est pas factuel. Il est idéologique.
Obsession de l’histoire
L’autre prisme dangereux d’Emmanuel Todd est son obsession de l’histoire, condamnée selon lui à se répéter ou à formater les dirigeants, quelle que soit leur mission, leur éducation ou la situation à laquelle ils font face. L’auteur, longtemps spécialisé dans l’étude des courbes démographiques, ne croit pas les hommes et les femmes capables de s’affranchir de leurs origines.
Prenez son chapitre sur l’actuelle administration américaine. Todd note, à juste titre, que plusieurs conseillers éminents du président Joe Biden, comme son ministre des Affaires étrangères Antony Blinken, ont des racines familiales juives en Ukraine, dans les pays baltes, ou même en Russie.
Conséquence automatique selon lui? Leurs actions envers Moscou et Kiev sont donc irrémédiablement le résultat, conscient ou inconscient, de ce «passif russe». L’auteur le justifie par son cas personnel, ayant un grand-père juif hongrois. Soit. Impossible, en somme, de juger Poutine sur ses actes. Chacun solde, dans sa lutte contre le maître du Kremlin, la mémoire de ses ancêtres.
L’autre cible: Le Royaume uni
J’avoue que j’ai été déçu. Je n’ai pas été horrifié, rebuté ou exaspéré par les thèses d’Emmanuel Todd, dont l’autre cible est le Royaume-Uni, qu’il considère comme un pays décadent, désormais rongé par une russophobie qui cache son propre délitement social.
Dans le texte, cela donne: «La Russie s’est, en un sens, autodésignée comme bouc émissaire à la disposition des classes moyennes britanniques, avec ses enfants d’oligarques placés en masse dans les écoles privées anglaises et, surtout, avec ses investissements immobiliers à Londres».
Là aussi, tout s’explique par le délitement de nos sociétés. Nous ne supportons pas, selon l’auteur, notre perte de repères. En résumé: nous diabolisons Poutine, car il nous renvoie l’image de pays (encore) forts. Alors que nous sommes faibles.
Le risque de l’exagération
Je me demande, en refermant cet ouvrage, pourquoi Emmanuel Todd a pris un tel risque d’exagération, au point que «Le Monde» l’a qualifié de «prophète aux yeux fermés». Exposer les failles réelles de l’Occident, disséquer les erreurs commises par les États-Unis sans faire leur procès pour «irresponsabilité stratégique», apporter des éléments statistiques nouveaux sur la Russie (à condition que les chiffres soient fiables)… Tout cela aurait, sous sa plume, été bienvenu.
Seulement voilà: Todd l’essayiste a pris goût au métier de procureur. Il veut des coupables. Il veut que tous ceux qu’il déteste, à Washington, à Berlin et à Bruxelles, subissent une défaite historique qui lui donnera enfin raison.
Dommage. Ce n’est pas «La défaite de l’Occident» qui habite ce livre enlevé, mais semé d’affirmations plus que problématiques au regard des faits et des données. C’est la peur de la propre défaite de l'auteur, si d’aventure l’Occident devait tenir bon, résister, et démontrer le caractère erroné de ses accusations.
A lire: «La défaite de l’Occident» par Emmanuel Todd (Ed. Gallimard)